Le théâtre du Vaudevillè vient de jouer avec succès une remarquable adaptation de« La Cousine Bette », écrite avec une rare maitrise dramatique par M. Pierre Decourcelle, admirablement mise en scène par M. Porel, très bien jouée dans son ensemble, et où une des interprètes, madame Roggers, qui joua la baronne Mulot, a obtenu un véritable triomphe des plus légitimes, car son jeu, à la fois pathétique, sobre et émouvant, atteint à la perfection. Et, puisque les hasards de l'actualité parisienne attirent, une fois de plus, l'attention du public sur la haute personalité du célèbre écrivain, auquel la littérature française est redevable de ce monument impérissable qui s'appelle « La Comédie humaine », le moment nous semble opportun d'élucider enfin une question d'un intérêt psychologique indéniable et qui provoqua, de tout temps, les controverses les plus passionnées et les plus hasardeuses.
Nous voulons parler ici du mariage de Balzac et du rôle qu'a joué dans son existence, l'étrangère, la mystérieuse admiratrice à qui sont adressées certaines lettres d'aьour, classiques aujourd'hui; l'héroïne du roman sentimental dont les péripéties tumultueuses ont rempli et idéalisé la destinée entière du Maître. Balzac écrivit de merveilleux romans d'amour ; mais il n'en vécut qu'un seul en réalité, celui qui devait aboutir à son mariage avec Madame Eveline Hanska. Mariage tardif, dernière faveur, du sort réalisant le rêve ancien d'un homme de génie presqu'au seuil de l'éternité; puisque Balzac mourut quatre mois après avoir épousé nia tante. L'auteur de ces lignes, on l'a dit assez souvent dans la presse - parisienne, est en effet le neveu par alliance du célèbre écrivain. Madame Hanska, dont le premier mari ne fut jamais comte, bien que nos critiques les plus autorisés s'obstinent à lui octroyer généreusement ce titre auquel il n'avait aucun droit, madame Hanska était la soeur aînée de mon père, te comte Adam Rzewuski, lequel devait lui acheter, en 1850, presque aussitôt après le départ de Madame de Balzac pour la France, le château de Wierzchownia dont il est si souvent question dans les lettres du Maître, et où l'illustre auteur de « La Peau de chagrin» vécut près de deux ans.
Je crois vraiment être libéré de tous préjugés de caste, d'orgueil nobiliaire ou de snobisme mondain. Les questions d'origine ou de parenté me laissent complètement indifférent, et l'idée saugrenue de défendre la mémoire de la femme passionnément aimée par le célèbre romancier, uniquement parce qu'elle fut ma tante et que son second mariage me vaut l'insigne honneur d'être le neveu par alliance d'un des plus grands génies littéraires des temps modernes, cette idée ne me viendrait même pas à l'esprit, soyez-en certains, chers lecteurs. Mais, vraiment, on commence à traiter avec une injustice un peu trop révoltante la mémoire de cette pauvre étrangère, dont la tendresse fidèle, l'admiration et le dévouement ont quand même embelli et consolé l'exil terrestre de cet homme de génie, de ce grand artiste méconnu et incompris de son vivant, et qui dut lutter jusqu'à la dernière heure, avec la sotise, la persécution et la haine. Malgré bien des déceptions et des malentendus, ce long roman d'amour, ébauché d'abord avec une admiratrice anonyme, dont Balzac ne devait connaître que très tardivement le rang social et le nom véritable, ce poème d'une grande et mystérieuse passion, idéalisée encore par l'éloignement et l'absence, fut sans aucun doute ce qu'il y eut de meilleur dans la destinée de Balzac, sa part de poésie et de bonheur en ce monde, puisqu'il lui octroya l'inappréciable bienfait de l'espérance et le réconfort d'un idéal invincible, planant au-dessus du doute, du découragement et des épreuves mesquines de la réalité. Or, depuis quelques années, une légende inique, car elle ne repose sur aucune donnée sérieuse, une légende perfide tend à s'accréditer de plus en plus, et cette calomnie habile, pour tout dire en un mot, tend à représenter madame de Balzac comme une très méchante femme n'ayant jamais aimé son mari, l'ayant même lâchement abandonné à l'heure de l'agonie.
En somme, et c'est à cette conclusion affligeante qu'aboutit la légende en question, Madame de Balzac récompensa le grand homme qui l'avait chérie d'un immense amour par la plus notoire ingratitude. Sa conduite à l'égard de l'illustre écrivain, qui devint son mari, est jugée de la façon la plus sévère par des gens qui ne connaissent pas, d'ailleurs, le premier mot de cette histoire; ses intentions sont dénaturées et incriminées, son attitude pendant les derniers jours du Maître - triste lune de miel, on l'avouera sans peine !est qualifiée nettement de criminelle.
Et sur quoi donc repose ce jugement sévère, presque implacable? Sur de vagues présomptions, sur des hypothèses rétrospectives, si facilement réfutables après un examen quelque peu impartial des faits acquis et de la vérité historique. Mais je prévois l'objection, l'argument en apparence invincible qu'opposeront à mon plaidoyer les adversaires archarnés d'une femme dont le souvenir, si intimement lié à l'histoire d'un des plus admirables génies de la France contemporaine, mériterait pourtant un peu d'indulgence et de sympathie à défaut de gratitude et de respect, sentiments tout à fait démodés au vingtième siècle, je le sais mieux que personne.
Il y a contre Madame de Balzac le témoignage accablant de Victor Hugo, ce rapide, tragique et inoubliable épisode de « choses vues » où l'illustre poète raconte la visite suprême qu'il rendit au créateur de la Comédie Humaine, dans ce petit hôtel de la rue Balzac, si familier à mon enfance, et où il nous dépeint, avec une brièveté saisissante, l'agonie solitaire de l'auteur de tant de chefs-d'œuvres. (Balzac mourut le lendemain de cette visite; il ne reconnut mêure pas son génial visiteur, l'ami des grandes luttes d'autrefois).
Victor Hugo ne passa que quelques instants dans la chambre de l'agonisant; il y constata toutefois l'absence de Madame de Balzac. L'épisode est classique; une morne tristesse s'en dégage; mais que prouve-t-il ?
Notre malveillance, notre crédulité, notre merveilleux empressement à soupçonner le mal... rien de plus...
Je ne prétends certes pas suspecter sottement la sincérité ni amoindrir la gravité d'un pareil témoignage.
Il m'afflige d'autant plus que personne au monde n'admire le chef de l'école romantique française avec plus de ferveur que l'auteur de ces lignes. Quelque éclatante que soit la gloire de Victor Hugo, j'estime qu'elle ne rend pas encore pleine et entière justice à ce génie incomparable. L'auteur de La Légende des Siècles ne fut pas seulement un poète sublime, ce fut aussi un profond penseur, titre qu'on lui dispute jusqu'à présent, et que les récentes études de nos plus illustres philosophes, les livres de Renouvier, de Fouillée, de la plupart des maîtres de la pensée spéculative lui restituent ou plutôt lui attribuent enfin, malgré la vive opposition du vulgaire. Et comme écrivain, Victor Hugo m'a toujours produit l'impression d'un être exceptionnel, d'un génie sans rival, car il excella dans tous les genres de création littéraire; il produisit dans le roman, le théâtre, la critique et l'histoire des chefs-d'œuvre aussi parfaits et aussi pathétiques que ses poèmes lyriques ou épiques, il fut, comme dramaturge, comme romancier et comme orateur, l'égal du poète inspiré qu'on admire en lui et, c'est là, je crois, un phénomène sans précédents dans l'histoire des lettres universelles. Certes, Lamartine est son égal comme poète lyrique; Balzac comme romancier; Shakespeare comme dramatiste.; mais quel est l'écrivain dont l'œuvre totale peut s'enorgueillir à la fois de chefs-d'œuvre aussi essentiellement différents que Les Rayons et les Ombres, Les Misérables, Ruy-Blas, et les superbes discours de Pendant l'Exil. Et maintenant que les voix méprisables de la haine, de l'envie et de la médisance se sont tues à jamais, l'homme nous apparait aussi grand, aussi loyal, aussi digne d'admiration que son œuvre immortelle.
Penseur et écrivain impeccable, philosophe et créateur d'âmes, poète et artiste parfait, Hugo fut un génie authentique, le plus grand littérateur du dix-neuvième siècle, sans aucun doute, et comme homme, comme proscrit, comme citoyen; ce fut un héros dont la gloire et la noblesse seront appréciées chaque jour davantage, tout cela est certain.
Et pourtant, je le répète, le témoignage de ce grand homme, à l'égard duquel on ne m'accusera pas de parti-pris hostile, son fameux chapitre de Choses oues, ne prouve rien, absolument rien. Certes, l'illustre poète, le défenseur futur et impitoyable du Droit méconnu et de la Justice outragée, le chef d'école si souvent calomnié lui-même n'obéissait à aucune arrière-pensée de, vile médisance en signalant, dans ces notes au jour le jour, l'absence regrettable assurément de Madame de Balzac. Une impression navrante d'abandon se dégageait de cette agonie du romancier, entouré de soins mercenaires. Victor Hugo en fut affligé et choqué; il exprima son sentiment à ce sujet avec la force d'amertume et d'évocation saisissante qui caractérise ses moindres écrits. Mais les déductions que l'on s'empressa de formuler avec tant de joie hargneuse, résistent-elles à un examen sérieux ? Pas le moins du monde.
Ah! si le poète des Chatiments avait passé la nuit suprême, la nuit de l'agonie et de la délivrance au chevet de Balzac mourant, s'il y avait constaté avec indignation l'absence systématique de la femme, de la compagne de l'illustre romancier — ce réquisitoire écrasant présenterait un tout autre caractère de gravité et d'authenticité ! Mais non. - Victor Hugo vient dire adieu à Balzac, très dangereusement malade, condamné par les médecins, épuisé par une existence d'épreuves et de luttes surhumaines, il passe un quart d'heure dans la chambre du mourant, puis s'en va, naturellement accablé de tristesse, Madame de Balzac n'est pas là pendant ces quelques instants passés par le grand poète dans le petit hôtel sur lequel la Mort plane déjà, inexorable et silen- cieuse, est-ce une raison de croire qu'elle fut absente pendant les heures douloureuses entre toutes de l'agonie véritable! Rien ne le prouve, aucun témoignage ne l'atteste. Anéantie de douleur, d'inquiétude et de fatigue physique, la femme du grand écrivain était peut-être allée prendre quelques heures de sommeil et de repos, tout simplement. Ou bien peut-être encore et très vraisemblablement, elle n'avait pas voulu assister à la dernière entrevue de son mari et de Victor Hugo: Comprenant fort bien qu'on ne met pas à la porte un visiteur tel que celui-là, Madame de Balzac avait pu consentir à recevoir l'auteur de Cromwell et de tant de chefs-d'œuvre mais sans désirer le voir elle-même. On avouera sans peine qu'un visiteur, eût-il le génie de Victor Hugo, n'était pas précisément le bienvenu à ce moment atroce, à cette heure d'angoisse et d'inquiétude tragique.
Et la femme du créateur de La Comédie Humaine agonisant, attendait sans doute avec impatience dans une pièce voisine, que l'illustre poète terminât sa visite. Voilà encore une hypothèse assez plausible, et qui n'exige pas une dépense transcendante de forces intellectuelles; mais elle a le grand défaut des solutions optimistes, elle cause une déception cruelle à notre amour du scandale et de la malveillance gratuite.
Et nous ne voulons ni l'admettre, ni la discuter... Fort heureusement, la critique digne de ce nom, l'histoire, même l'histoire anecdotique, ne tient pas compte des préventions, des légendes et de la médisance — et une vérité approximative est le seul but qu'elle prétend atteindre.
Mais admettons un instant la thèse des détracteurs de l'étrangère, à qui fut dédiée la mystérieuse et mystique Séraphita; admettons qu'il y eut, pendant ces quatre mois d'existence conjugale, de regrettables malentendus entre les nouveaux mariés, même de violentes querelles dont les raisons nous demeurent inconnues; ces petites misères sévissent dans tous les ménages, même quand le mari est un homme de génie; les mésaventures matrimoniales de tant d'artistes supérieurs le prouvent suffisamment, hélas !
Rien ne nous dit d'ailleurs que dans ces disputes infiniment pénibles une part de responsabilité ne revient pas de plein droit à Balzac lui-même. Accablé par la déchéance physique, l'âme déjà glacée par la mort, anéanti de lassitude intellectuelle et morale, après le dur labeur d'une existence aussi extraordinaire que celle de ses tumultueux héros, surtout après la création d'une œuvre gigantesque telle que La Comédie humaine, dont l'édification eût suffi à remplir plusieurs existences, le Maître n'était plus à cette époque que le fantôme de lui-même. Cet homme de génie fut aussi, on le sait maintenant, aux jours de lutte, d'espoir invincible et d'ardente jeunesse, l'homme le plus charmant, le plus loyal et le plus sympathique, une âme tendre et vaillante, un cœur généreux et fidèle, un esprit supérieur, d'une délicatesse et d'une sensibilité raffinées et exquises. La personnalité de Balzac n'a fait que grandir et s'imposer davantage à notre admiration et à notre respect à mesure que nous connaissions mieux les épreuves inouïes et la noblesse stoïcienne de sa vie privée, sa vaillance, sa douceur, sa bravoure chevaleresque sous les outrages du sort; oui, le sublime et sentimental Balzac de la réalité historique nous semble aujourd'hui aussi grand par la force et la beauté morale de sa destinée individuelle que par l'impérissable splendeur de son œuvre. Mais qui sait si ce grand homme, pendant les derniers jours de l'exil terrestre, quand il sentait la vie lui échapper au moment même où se réalisait enfin son rêve ancien d'amour, de gloire et de fortune, qui sait si Balzac ne fut pas un malade grincheux et insupportable? Et certes, quelque amertume, quelque révolte était bien excusable de la part de ce lutteur infatigable, indigné par cette suprême injustice du destin la mort brutale, apparaissant brusquement avec une sorte d'ironie tragique, presque au lendemain du jour où l'idéal de sa vie entière, la conquête définitive de la femme passionnément aimée, étaient devenus une réalité ! Tout ce qu'il avait tant rêvé, pareil à ses héros dont l'âme nous semble dévorée d'une flamme si intense d'ambition et de fièvre l'amour, la fortune, la célébrité, la revanche obtenue enfin sur le sort, tout cela après vingt ans de combat, d'héroïsme et de patience exaltée, il l'avait conquis, et ses mains tremblantes n'avaient plus la force de s'en emparer! Vit-on jamais fatalité plus atroce, supplice plus cruel? Et quel psychologue génial pourrait évoquer l'effroyable et shakespearienne tragédie qui dévasta sans doute l'âme désespérée du grand écrivain durant ces derniers jours où, tout en refusant de croire à la fin imminente et à l'arrêt du destin, il sentit la mort s'approcher à pas lents de la demeure jadis amoureusement choisie pour une lune de miel et où l'éternelle intruse devait entrer si vite? Abîmes de détresses, de désespoir et de révolte ! Comment ne pas frissonner d'épouvante et de pitié en songeant aux profondeurs de souffrances morales où s'évanouissait la flamme de ce grand esprit et de ce noble génie, créateur lui-même d'un monde plus intense, plus pittoresque, plus passionné que le monde réel !
Mais encore une fois, il est permis de supposer qu'une agonie aussi déchirante ne fut pas exempte de quelque acrimonie. Il est certain aussi que ce fut là une triste lune de miel pour la jeune femme triomphalement ramenée par Balzac dans ce Paris qu'il avait tant aimé et où il revenait pour y mourir trop tôt.
Toutefois, je ne saurais trop insister sur ce point, même en admettant que madame de Balzac ait eu le grand tort de ne pas faire preuve d'une douceur exemplaire ou de la patience d'un philosophe la veille même de la mort de son illustre époux; mais qui donc pouvait prévoir que le lendemain si proche serait le jour de la séparation éternelle? Ce lamentable malentendu, s'il s'est produit, ce dont nous ne savons rien, efface-t-il tous les souvenirs du passé ? nous permet-il de condamner dans son ensemble l'influence que Madame Hanska exerça sur la destinée du célèbre écrivain? Non, mille fois non! Même en admettant et en déplorant une incompatibilité d'humeur qui se manifesta, parait-il, au lendemain du mariage, et qui, selon moi, ne fut que le choc de deux caractères très entiers, très irritables, énervés et rendus plus irascibles encore par l'atmosphère de fièvre et d'amertume se dégageant de certaines agonies - celles des natures intenses et ardentes, pour qui l'adieu éternel est un déchirement effroyable, qui regrettent la vie et craignent le néant ou le mystère de l'au-delà. Mais oublions ces tristesses tragiques des heures ultimes, reportons nos regards aux lointaines années - les portes du passé s'ouvriront devant nous; les heures ensoleillées, les heures joyeuses ou mélancoliques d'autrefois surgiront de l'abîme des jours évanouis, et leur souvenir plaidera la défense de la noble étrangère que Balzac a aimée. Tout esprit impartial devra reconnaître que, loin d'avoir été une sorte de femme fatale, néfaste et malfaisante, Madame Hanska, au contraire, si l'on embrasse la totalité du roman d'amour dont elle fut l'héroïne, Madame de Balzac fut au contraire infiniment douce, aimante et secourable au grand homme que son cœur avait choisi d'abord pour conseiller et pour guide, lorsqu'elle lisait, au fond de la Russie lointaine, les soirs d'été sur la terrasse du château de Wierzchownia, parmi les fleurs du beau parc seigneurial, ou bien, pendant les nuits d'hiver, dans le silence infini des veillées septentrionales, les premiers romans du Maître.
Certes, la perfection n'étant pas de ce monde, plus d'un nuage devait voiler un jour cette longue et touchante amitié féminine; Madame Hanska; inconsciemment sans doute, fit souffrir quelquefois son illustre amant, cela est certain. Visiblement, quoique très intelligente, infiniment plus lettrée et plus instruite que la plupart des femmes de son monde et de son pays, la belle admiratrice d'Ukraine n'était pas, au point de vue intellectuel, l'égale de Balzac. Les conseils littéraires qu'elle lui donne dans leur correspondance, les observations qu'elle lui prodigue ne sont pas toujours d'un goût très sûr ni d'un à-propos sympathique et certaines de ses lettres durent prodigieusement agacer le grand écrivain. Mais comment s'en étonner? Balzac était un homme de génie; Madame Hanska n'était qu'une femme du monde, et du meilleur monde, le plus élégant et le plus aristocratique ; mais ni la fortune, ni la noblesse, ni le prestige du rang social ne remplacent les facultés de l'esprit et de la vocation littéraire. Très supérieure à la plupart des mondaines de son temps, Madame Hanska tout en admirant beaucoup les livres de son futur maricela est certain, puisqu'elle-même vint à lui en un élan spontané d'enthousiasme et de sympathie. Madame de Balzac n'a jamais compris très nettement la haute portée et la signification sociale de cette œuvre gigantesque, vraiment géniale, presque surhumaine.
Elle ne se rendait pas compte non plus des épreuves subies par le sublime et infatigable créateur de La Comédie humaine, des angoisses de la lutte pour la vie, du labeur tragique, de la solitude morale, des douleurs infinies et des humiliations sans nombre auxquelles un destin fatal condamnait ce grand homme, avide de tendresse, de sympathie et contre lequel se coalisaient toutes les forces d'oppression, d'égoïsme et d'indifférence.
Car, vraiment, un Balzac peut-il être compris de son vivant par une société grossièrement matérialiste comme la nôtre, toujours hostile au génie et à la Beauté, puisqu'elle n'admire que l'argent, le succès et la force brutale.
Les fameuses Lettres à l'étrangère sont infiniment curieuses et caractéristiques à cet égard. Quand Balzac lui parle de la fièvre d'amertume, de révolte et d'ambition qui dévore son âme dévastée par l'orage, brûlée par toutes les passions, indignée par toutes les injustices; quand il lui raconte les années sans espoir, les jours sans pain, les nuits sans repos vouées tout entières à l'exaltation du travail surhumain qui édifiait son œuvre en détruisant les source's mêmes de sa vie et de sa santé; quand le mépris des sots, la haine des méchants, l'effroyable égoïsme des heureux, la trahison des amitiés parisiennes ou la cruauté stupide et inflexible de - créanciers barbares arrachent au grand écrivain quelque cri sublime et navrant à la fois, madame Hanska, on le sent bien à travers les sous-entendus de cette correspondance, madame Hanska ne comprend même pas de quoi il s'agit. Certes, elle répond à Balzac en amie dévouée et compatissante, avec beaucoup de tact, de dignité et de bonté; mais comment ne pas deviner qu'elle ne se rend nullement compte de l'intensité, de l'atrocité tragique des épreuves dont lui parle l'auteur de La Comédie humaine. Pour tout dire, en un mot, l'étrangère, l'amante idéale du maître, juge toutes ces tristesses au point de vue des heureux de ce monde, des riches, des dominateurs de la terre, qui considèreront toujours les épreuves' vulgaires de la pauvreté et les infamies du pacte social avec un peu de méprisante et dédaigneuse indifférence. Et plus d'une parole, infiniment cruelle dans sa sécheresse inconsciente, a dû blesser au cœur le pauvre grand homme désespéré, à bout de forces et de courage. Mais peut-on faire de ce malentendu initial et presque inévitable un grief sérieux contre madame de Balzac? Elle n'avait jamais connu la pauvreté; sa meilleure, sa seule excuse est là, et il n'y eut jamais de sa part, bien au contraire, le désir ou l'intention de froisser celui qui avait subi lui-même, avant de les dépeindre avec tant de force et de génie, la férocité et les iniquités innombrables de la lutte pour la vie. Enfin, pourquoi ne pas l'avouer, puisque nous nous voyons obligés de faire ici le procès posthume de la belle étrangère : madame Hanska, à qui tous ceux qui l'ont connue personnellement reconnaissaient les plus rares qualités de l'esprit et de l'âme : loyauté, vaillance, probité sentimentale, qualités bien rares chez les slaves, très vive curiosité intellectuelle, aspirations très nobles et très élevées, madame Hanska avait un défaut de caractère, assez fréquent chez les belles dames de tous les temps et de tous les pays. Elle était d'humeur agressive, hautaine, ombrageuse, un peu acariâtre. Tranchons le mot: cette femme, très supérieure au milieu mondain où elle avait vécu jusqu'à la rencontre imprévue qui décida de sa vie, cette femme si séduisante, vraiment digne d'être adorée, de devenir l'étoile, l'amante idéale d'un écrivain de génie, eut de tout temps un fort mauvais caractère. Elle n'eut peut-être que ce défaut, mais elle pouvait le revendiquer dans toute sa plénitude, et c'est là un travers qui ne facilite pas précisément les relations familiales ou amicales, ni même les relations amoureuses. L'auteur de ces lignes était un enfant quand madame de Balzac, née Rzewuska, s'endormit enfin du suprême sommeil, bien des années après son illustre mari. Pourtant, je l'ai connue, aux jours lointains déjà de mon enfance, et l'image de ma tante demeure gravée dans mes souvenirs; il me semble revoir encore madame de Balzac dans le petit salon de l'hôtel, tout encombré d'objets d'art, de merveilles d'ameublement et de curiosités esthétiques, jadis construit pour sa fiancée par Balzac amoureux. Sa veuve y a vécu pendant un quart de siècle, sans jamais vouloir quitter cette mélancolique et curieuse demeure, disparue aujourd'hui, pour elle pleine de souvenirs, et qui serait devenue au vingtième siècle un musée balzacien d'un incomparable intérêt historique. J'y suis allé bien souvent, après 1870, avec mon père, le comte Adam Rzewuski, qui était resté dans les termes les plus affectueux avec ses deux sœurs, installées en France et qui devaient y mourir l'une et l'autre, aussi bien avec madame de Balzac qu'avec mon autre tante, madame Jules Lacroix.
Celle-ci avait épousé le dramaturge d'Edipe-Roi et de Valéria, le meilleur et le plus charmant des hommes, et leur salon littéraire et mondain attirait, à cette époque, l'élite de la société aristocratique et artistique de Paris. Et pourtant, chose étrange, je préférais de beaucoup l'animation et la gaîté élégante de la rue d'Anjou, - mais le petit hôtel de la rue Balzac, fréquenté par quelques intimes, morose et silencieux, et où la lumière du jour elle-même ne pénétrait, semblait-il, qu'à regret, dans des pièces très basses de plafond, donnant sur une cour, et encombrées de collections trop nombreuses; les impressions que m'a laissées ce milieu obscur, bien que plus éloignée dans la nuit du passé, m'apparaissent plus précises. Je revois surtout, avec une netteté de vision rétrospective singulière, Madame de Balzac, toujours assise dans un salon du rez-de-chaussée, où Balzac, jadis, recevait ses amis des derniers jours. Son accueil est infiniment courtois, c'est une véritable grande dame, dans toute l'acception de ce mot dont on a fait un tel abus, qu'il semble suranné; mais comme elle est nerveuse, autoritaire, susceptible! Ses colères sont toujours celles d'une femme appartenant à la haute société, elles ne dépassent pas les limites de la bienséance mondaine, mais un rien les provoque, et elles se déchaînent avec une violence inouie! Même avec mon père, qu'elle aimait tendrement, et qui avait, lui, le caractère le plus -
conciliant et le plus aimable, même avec sa fille unique, la comtesse de Mniszech, la belle-fille de Balzac, qui vit encore, et qui fut toujours le modèle accompli de la femme du monde idéale, aussi douce, séduisante et sympathique, que fine, élégante et lettrée, Madame de Balzac trouvait moyen de se disputer, bien que naturellement on lui cédât toujours, et dans toutes les discussions possibles. Seules, mes velléités littéraires; car, dès cette époque, hélas ! je voulais « faire du théâtre » comme on dit aujourd'hui, et j'écrivais de fantastiques et réjouissants scénarios de pièces; mes enfantillages avaient le don de la faire sourire, avec une indulgence toujours bienveillante et égale à elle-même. Et, très certainement, l'âge, les infirmités physiques, la morne tristesse du soir de la vie, exerçaient leur influence sur le caractère un peu aigri de Madame de Balzac ; mais il est certain que, même aux années lointaines de jeunesse, d'enthousiasme et de flamme, quand brillait encore à ses regards le mystérieux lendemain et la chimère de l'amour vainqueur, ce caractère très loyal et très personnel, n'avait pas dû être facile ni sociable. Balzac a dû en souffrir; nul doute n'est possible à ce sujet. Et pourtant, j'en suis certain, sa rencontre avec Madame Hanska, ce long roman d'amour qui devait aboutir à un mariage, après tant de péripéties diverses, aura été quand même l'événement le plus heureux d'une existence agitée et tragique dans ses angoisses mesquines. Il y eut dans ce sentiment durable et profond, de part et d'autre, malgré les malentendus et les déceptions inévitables de la réalité, une dépense extraordinaire de générosité, d'ardeur sentimentale, d'idéalisme et de tendresse; ce grand amour, en somme, a illuminé la route morne et désolée que suivit l'illustre écrivain de son vivant; elle aura été, malgré tout, sa part de bonheur et de joie, et loin de mériter notre blâme sévère, la mystérieuse admiratrice des pays du nord, la correspondante inconnue dont les premières lettres devaient intriguer si fort l'auteur des Illusions perdues, a droit à la gratitude, à l'estime un peu mélancolique de la postérité. C'est que, pour juger équitablement les pauvres morts, il convient d'embrasser la totalité de leur destin, l'accomplissement plus ou moins heureux de leur mission en ce monde où tout passe. Si l'on se place à ce point de vue pour apprécier les sentiments de madame de Balzac à l'égard de l'homme de génie dont elle porta dignement le nom illustre pendant de longues années de veuvage prématuré, mais après une si noble, une si ancienne et si tendre amitié, comment ne pas reconnaître qu'en somme la légendaire étrangère de Séraphita fut infiniment bienfaisante, douce et secourable au maître accablé par le sort? Nous avons fait jusqu'ici la part des défauts et des faiblesses humaines; oublions maintenant ces mesquines défaillances de caractères, à jamais effacées, emportées par le souffle de l'éternité.
La belle châtelaine de Wierzchownia était pour Balzac le vivant symbole d'un avenir meilleur, la personnification charmante et un peu impérieuse de la revanche obtenue sur les destins ennemis après tant de misères, la fiancée idéale à laquelle songent en vain les poètes et les rêveurs meurtris par la réalité, et que quelques élus seuls rencontrent sur leur chemin; elle était, pour le grand idéaliste des Illusions perdues, l'amie lointaine dont l'affection admirable ranime, au cœur des combattants de la lutte sociale, quand tout les abandonne, l'espoir et le désir de vivre.
S'il ne l'avait point connue et aimée, si l'idée fixe de la conquérir un jour n'avait pas exalté son âme, qui sait si le grand homme de La Comédie Humaine, poursuivi dès sa jeunesse par une mauvaise étoile, qui sait si Balzac aurait eu seulement la force de continuer et d'achever son œuvre. Car, il faut avoir aussi le courage de le dire nettement et une fois pour toutes, cette question sentimentale nous permettant de comprendre enfin la psychologie d'un maître admirable; tous les bienfaits d'ordre moral, intellectuel et passionnel dont un homme de génie peut être redevable à une femme adorée, madame Hanska les prodigua sans compter à son illustre amant.
Tout d'abord, elle fut la lectrice enthousiaste, l'admiratrice inconnue qui, éblouie par le talent d'un écrivain préféré, ne peut résister au désir de lui écrire personnellement, de lui exprimer sa gratitude, et dont les louanges, même lorsqu'elles s'adressent à un romancier ayant exercé une influence extraordinaire sur les esprits de son temps et qui reçoit souvent des missives de ce genre, lui font connaître quand même, sous une forme nouvelle, la joie si douce, même aux plus illustres et aux plus blasés, de se sentir compris et admiré, d'apprendre que des cœurs féminins, des âmes sensibles et généreuses, palpitent à l'unisson de son rêve et de son idéal.
Après une longue correspondance, au cours de laquelle Balzac a toutes les peines du monde d'obtenir la révélation du nom de l'étrangère et quelques renseignements sur sa situation mondaine, l'auteur de La Recherche de l'Absolu finit enfin par connaître madame Hanska. Leur première rencontre eut lieu à Neufchâtel, en 1835. Aussitôt, il s'éprend de la belle Polonaise avec une intensité et une sincérité juvéniles vraiment touchantes. Madame Hanska, en plein épanouissement de sa beauté altière, lui inspire une passion absolue, aveugle, invincible, contre laquelle rien ne saurait prévaloir désormais, ni le temps qui efface si vite les plus beaux rêves, ni les difficultés humaines qui séparent trop souvent les amants les plus dignes d'être heureux: différences de fortune, de ráng social, de nationalités, que sais-je? Et tous ces obstacles, on l'oublie malheureusement aujourd'hui, se dressaient entre Balzac et madame Hanşka. L'auteur de La Comédie Humaine était un homme de génie, c'est entendu ; mais, tout d'abord, son génie fut longtemps incompris par les contemporains du maître - ne lui préférait-on pas l'ennuyeux et fadasse Charles de Bernard, si démodé, et avec raison, depuis longtemps déjà? Au jugement superficiel de l'entourage de madame Hanska, Balzac, malgré son talent et ses succès, très discutés, d'ailleurs, j'insiste sur ce point, n'était évidemment qu'un homme de lettres parisien besoigneux, un peu extravagant, peu séduisant de sa personne... D'ailleurs, madame Hanska appartient à cette aristocratie polonaise où la vertu féminine et le respect de la foi jurée ont toujours existé. Elle est mariée à un homme plus âgé qu'elle et qu'elle n'aima jamais, mais auquel elle prétend demeurer fidèle, et le rêve amoureux du grand homme se heurte aussitôt à tous les scrupules de sentiments, à toutes les croyances de celle qui fit connaître à Balzac le charme et l'angoisse d'un grand amour, ivresse dangereuse dont il dépeint la flamme avec tant de génie dans ses œuvres immortelles. Tout cela est indéniable et certain. Et pourtant victoire extraordinaire, triomphe bien rare de l'amour véritable! - Madame Hanska, après un flirt prolongé, et assez naturel, avouons-le, car il s'agissait d'une très honnête femme, d'une grande dame authentique, et non pas d'une aventurière cosmopolite ou d'une héroïne de roman boulevardier, madame Hanska se donna à Balzac; elle se donna à lui loyalement, généreusement, en un élan spontané de passion victorieuse.
Balzac connut donc, grâce à elle, les espoirs et les aspirations infinis, puis la joie à nulle autre pareille de l'amour partagé et vainqueur. Et dussé-je provoquer le courroux et l'indignation des moralistes mondains et de certaines personnes bien pensantes, je trouve la conduite de Madame Hanska absolument admirable en cette occurrence. Tant d'autres femmes du monde, tant d'autres belles dames de la société aristocratique se seraient fait un plaisir cruel, au nom d'une vertu souvent plus tapageuse que sincère, de résister à la flamme du grand écrivain. Pour une nature vulgaire, il y avait là une occasion tellement propice et exceptionnelle de se moquer d'un esprit supérieur, de le mystifier, de le railler, de jouer à son égard la comédie classique de la coquetterie féroce et puérile, aussi bien en usage de nos jours qu'au temps de Balzac, et qui consiste à tout promettre sans jamais rien accorder, puis à renier le lendemain les serments de la veille. Le procédé est familier aux Célimènes banales, de tous les pays - nos charmantes parisiennes, elles-mêmes, en usent volontiers, - au vingtième siècle comme aux jours préhistoriques de Louis-Philippe. Si ma tante dédaigna d'y avoir recours, si aimée, adorée par un écrivain de génie et touchée par cet immense amour, elle n'y résista pas, si les voix de la passion parlèrent plus haut à son âme que les conseils perfides des préjugés et de l'orgueil mondain, il convient de l'admirer et d'en glorifier sa mémoire.
Tel sera sans doute le verdict de la postérité.
Carles préjugés et les mensonges du monde, l'hypocrisie de l'opinion et la morale conventionnelle de notre temps ne peuvent rien contre l'amour sincère. Après plusieurs années de luttes et de scrupules, Madame Hanska dut se rendre à l'évidence, et reconnaître dans la passion tenace et fidèle de Balzac, un amour digne de ce nom, plus fort que l'absence, l'infortune et les obstacles du sort. Et si elle céda enfin à l'appel impérieux de la faute inévitable, loin de blâmer l'étrangère devenue la maîtresse du grand romancier, je l'approuve et je l'admire, les droits de la passion étant imprescriptibles et sacrés, quoi que prétendent certains moralistes.
Quand une passion pareille, et que la mort seule pourra anéantir, rapproche deux êtres humains, et les précipitent dans les bras l'un de l'autre, le mirage décevant des lois et du pacte social se dissipe au souffle de l'absolu, un instant entrevu à nos regards éblouis par sa flamme vengeresse. Les voix de l'égoïsme, de la lâche obéissance et du doute se taisent à son appel. Ah! si elle avait torturé et affolé Balzac, si elle s'était marchandée, si elle avait menti, comme tant d'autres natures timorées ou vulgaires l'eussent fait à sa place, c'est alors que Madame Hanska mériterait vraiment notre mépris, et presque notre haine ! Qui donc aurait le triste courage d'affirmer que le devoir d'une femme supérieure par le don suprême de la beauté et par les plus rares qualités d'une âme indépendante l'obligeait à désespérer indéfiniment Honoré de Balzac, pour rester fidèle à un monsieur Hanski, hobereau vindicatif et antipathique, dont le nom détesté demeure jusqu'à présent, en Ukraine, synonyme de cruauté; car il paraît que ce bon M. Hanski, ainsi que tant d'autres au temps du servage, fut un tyran aussi féroce que mesquin.
Voilà une opinion qui, je le répète, provoquera l'indignation hypocrite de bien des gens ; mais j'estime qu'il est temps d'en finir avec les réticences et les sottes pudibonderies dont on entoure assez sottement des faits connus de tous les biographes du Maître. Son éminent historiographe, le vicomte Spoelberch de Lovenjoul, pourrait citer à ce sujet des dates précises et certains détails infiniment curieux. Lorsqu'il épousa la veuve de M. Hanski en 1850, Balzac ne fit que régulariser une situation qui était de notoriété publique dans le pays, et qui ne fut ignoré sans doute que du premier mari de ma tante, les maris ne s'apercevant jamais de rien. Et, encore une fois, les bons slaves et les austères moralistes mondains de Kieff vont crier au scandale, ils m'accuseront de cynisme et d'impiété, mais toutes ces criailleries me laissent fort indifférent. Rien ne saurait prévaloir contre la vérité historique et tout cela est si loin de nous ! Aucune flamme ne jaillira désormais de ces cendres des jours évanouis, des passions éteintes depuis si longtemps !
Si Madame Hanska commit une faute, en se donnant à un homme de génie qui l'adorait, avant d'être libre, et du vivant d'un premier mari, l'éloignement dans le passé, l'oubli jette sur cette histoire ancienne et romanesque son voile d'apaisement. J'estime toutefois dût-on m'accuser des sentiments les plus anarchiques - que cette faute n'en fut pas une, au jugement d'une morale philosophique et d'une conception du devoir quelque peu supérieur à la banalité bourgeoise. Si de très nobles et aristocratiques familles sont fières de compter parmi leurs aïeules des maîtresses de rois ou d'empereurs, il me semble qu'une grande dame ne déroge nullement en devenant la maîtresse d'un écrivain tel que Balzac, le génie étant la première et la plus indéniable des souverainetés. Plus soucieux de l'honneur du nom que je porte que bien des gens toujours acharnés à le défendre sans aucun titre pouvant légitimer leur intervention agaçante, je suis heureux et fier de savoir qu'une femme de ma race a été l'amante idéale, la compagne passionnément aimée d'un Balzac, l'élue de son coeur et de sa destinée.
Oui, vraiment si le sieur Hanski fut trompé par un homme tel que Balzac, c'est que, même en ce monde, il y a une justice ! Et puis, encore une fois, tout cela est si loin de nous ! Mais l'illustre écrivain devait exiger bientôt de sa Béatrice polonaise une preuve nouvelle de dévouement et d'amour absolus.
Elle lui avait écrit sans révéler son origine et son nom; intrigué, ému par ces lettres étranges et sincères, il avait voulu la connaî- tre, et Madame Hanska y avait consenti; séduit tout de suite par la beauté et le charme de l'étrangère, l'auteur des Illusions per- dues sollicita la grâce que l'on implore la première : celle d'une amitié platonique et purement idéale; cette grâce lui fut accordée; mais bientôt, l'amitié, don inestimable et précieux entre tous quand une femme adorée nous l'accorde, ne lui suffit plus; il demanda et obtint ce que les écrivains de l'époque, appelèrent si drôlement les suprêmes faveurs; enfin, le premier mari meurt, Madame Hanska est libre, et Balzac, plus amoureux que jamais, ayant quitté la France, en pleine célébrité, pour aller vivre au fond de la Russie lointaine, auprès de son idole, quelle preuve d'amour éclatante, même aujourd'hui, elle serait héroïque! Balzac supplie la belle Eveline de devenir sa femme, de lui appar- tenir tout entière, de proclamer devant tous leur union, leur ten- dresse, leur indissoluble affection. Il veut ramener en France sa chère conquête, sa femme, la compagne des jours de gloire et de revanche qui lui restent à vivre et dont il ne soupçonne pas, hélas ! la brièveté tragique.
Et c'est ici que commencèrent sans doute les premiers malentendus, les ultimes tristesses de ce beau roman d'amour, romantique par son invraisemblance, sa flamme et sa véhémence, mais classique cependant, et presque traditionnel puisqu'il devait finir par un mariage.
Ce mariage de la châtelaine de Wierzchownia avec le génial romancier français provoqua d'ailleurs dans l'entourage et la famille de Madame Hanska, une opposition unanime et violente. Voilà certes un des épisodes de la biographie du Maître dont personne n'a jamais eu connaissance, dont personne n'a jamais parlé, en France, pas même M. Spoelberch de Lovenjoul, et dont je garantis pourtant l'authenticité.
Cette union, qui nous semble toute naturelle aujourd'hui, apparut à la société slave du temps comme une mésalliance effroyable. Tout le monde, à l'exception peut-être de mon père, tout le monde en Ukraine blâmait et déconseillait ce mariage. Et, quand on y réfléchit, rien de plus naturel qu'une pareille résistance de l'opinion. Elle était niaise et puérile, mais infiniment compréhensible. L'auteur de ces lignes est un philosophe et un écrivain ayant abjuré depuis longtemps tous préjugés de caste ou de vanité sociale, des années de méditation, de labeur philosophique et aussi de cruelles épreuves m'ont affranchi de ces lamentables niaiseries, je le dis en toute simplicité; mais l'orgueil aristocratique fut toujours de tradition chez ceux de ma race. Cette famille des Rzewuski, à laquelle Madame de Balzac était si fière d'appartenir par la naissance, est une des plus anciennes de l'aristocratie polonaise; l'orgueil nobiliaire y fut toujours ombrageux et intense. L'oncle de Madame Eveline Hanska, le fameux Séverin Rzewuski, était un des trois dictateurs qui gouvernèrent l'infor- tunée République de Pologne à la fin du XVIII siècle et qui signèrent à Targovitza le néfaste traité consacrant à jamais le démembrement de la patrie - mon grand père était encore un très grand seigneur, immensément riche, dernier ambassadeur nommé par la Diète, etc. Et le milieu dans lequel la future Madame de Balzac avait grandi et vécu partageait toutes les illusions d'une noblesse intraitable, tous les préjugés d'une oligarchie agonisante. Au jugement de la société élégante de l'époque, Madame Hanska, veuve d'un gentilhomme d'assez bonne noblesse, née comtesse Rzewuska, dérogeait absolument en épousant un roturier, un étranger, un homme de lettres. Je le répète, l'opposition de la famille et de l'entourage fut d'une violence inouïe. Avec l'inconscience et le cynisme du monde, on pardonnait à la belle châtelaine sa liaison avec Balzac, dont le séjour prolongé à.Wierzchownia était vraiment par trop significatif - caprice de grande dame, fai- blesse bien excusable! d'autant plus que les apparences furent toujours sauvegardées mais l'idée d'un second mariage avec un scribe exotique c'est ainsi qu'une de nos parentes qualifiait Balzac, cette idée révoltait et indignait les innombrables voisins, amis, parents, connaissances ou alliés de la famille, etc.
Absolument libre, au point de vue légal, de dédaigner ces récriminations stupides mais agaçantes, Madame Hanska ne pouvait pas cependant n'être point impressionnée dans une certaine mesure par leur unanimité. D'autant plus que sa fille, la charmante comtesse Anna Mnisreck, ma cousine germaine, allait se marier. Sa tendresse maternelle put s'alarmer pour de bon et craindre un instant de compromettre l'avenir d'une enfant unique et tendrement aimée. Mais tout sentiment sincère nous rend clair- voyants, équitables et courageux; il dissipe tôt ou tard l'œuvre néfaste et perfide de la haine, de la lâche frayeur et de la médisance.
Envers et contre tous, après certaines hésitations assez natu- relles, en somme, d'autant plus qu'il s'agissait aussi de liquider une grande fortune territoriale, entreprise difficile et périlleuse dans la Russie du servage, la triste Russie de ces temps lointains, Madame Hanska se décidait enfin à devenir la femme d'Honoré de Balzac, et leur mariage, célébré le 15 avril. 1850, à l'église de Berditchef (chef-lieu de la préfecture où se trouvent le château et les vastes domaines de Wierzchownia) réalisait enfin, après tant d'émotions, de rivalités, d'aventures sentimentales et d'épreuves diverses le rêve qui enchanta et exalta l'existence entière du plus grand romancier de race latine,
Mais très sincèrement, jamais, même le jour où elle s'était donnée à lui, dans un grand élan de passion désintéressée et ardente, jamais l'amante idéale du maître ne lui accorda une preuve plus éclatante de tendresse infinie; car je ne saurais trop insister sur ce point, même après la mort de M. Hanska, tout s'opposait encore à ce mariage; pour s'y décider, il fallut vraiment à la noble étrangère de « Séraphita » et des « Lettres d'amour », il lui fallut une force de caractère, une loyauté, une fière indépendance, une probité sentimentale exceptionnelles.
Ainsi donc, je crois l'avoir prouvé en évoquant brièvement les phases successives et l'évolution de cette singulière et touchante histoire si peu connue et si mal jugée, si mal comprise surtout, à tous les points de vue, comme admiratrice et plus tard comme inspiratrice de son génie, comme amante lointaine ou comme maitresse bravant et oubliant tous les serments et tous les devoirs afin d'appartenir à celui qu'elle aime, enfin comme épouse, Madame Hanska fut pour Balzac une compagne admirable.
L'émotion du grand poète Canalis, parcourant les lettres brûlantes de ses lectrices inconnues, l'ineffable douceur de cette amitié platonique et purement spirituelle qui enchaîna à jamais Félix de Vandenesse à la vallée ténébreuse où agonise lentement le beau lys symbolique, impérissable image des amours sans espoir, l'indicible allégresse de la victoire suprême, la conquête qui résume toutes les autres, la fierté de la passion triomphante et partagée, toute la fièvre qui dévore l'âme ambitieuse, aux aspira- tions exaltées, aux rêves inassouvis des héros balzaciens, la volupté, l'orgueil, l'ivresse de domination d'un Daniel Darthez ou d'un Raphaël de Valentin si Balzac avait connu tout cela - c'est à celle qui devait hériter de son nom, de sa gloire, aussi de la haine de ses détracteurs, qu'il en fut redevable, à elle seule. Redisons-le encore, puisque le monde l'oublie, elle a été vraiment sa Muse lointaine, pourtant toujours présente, par la magie du souvenir, son inspiratrice, son étoile, la compagne de son âme et de son triste destin.
Nul grief sérieux ne peut être formulé par les adversaires implacables de Madame Hanska et les véritables admirateurs du maitre, s'ils lisent cette étude, reconnaîtront que sans l'étrangère Balzac aurait succombé peut-être sous l'injustice du sort et la cruauté de la fortune; ils comprendront, je l'espère, que, sans, elle, il serait mort de désespoir, d'abandon et de lassitude avant d'avoir achevé une œuvre impérissable.
Le penseur de La Comédie Humaine, le philosophe de La Recherche de l'Absolu, le poète inspiré du Lys dans la vallée, le savait bien, lui dont le regard pénétrait si profondément dans les mystères et les contradictions de notre âme captive. Même si ́la châtelaine d'Ukraine, devenue, sa femme légitime, toujours ado- rée, mais déjà un peu assombrie et aigrie par l'automne prochain, même si l'héroïne du roman si ardemment vécu jadis à Neufchâtel, à Dresde et à Wierzchownia, ce beau et presque invraisemblable roman éclos et poursuivi en Suisse, en Allemagne et en Russie et dont le dénouement tragique ramenait l'illustre écrivain, trop tard, hélas! au pays natal, même si Madame de Balzac ne prévoyant certes pas l'arrêt du destin, si terriblement rapproché, fut quelque peu acariâtre, si elle eut le grand tort de ne pas agir en héroïne de roman, laquelle doit veiller jour et nuit au chevet du mari malade, sans s'accorder une heure de repos ou de sommeil - soyons certains que la grande âme du Maître, réconciliée et très calme à l'heure de l'adieu suprême, pardonna tout cela.
Balzac était de ceux dont la noblesse de caractère rivalise avec le génie, et qui ne renient aucune dette.
Celle dont les beaux jours d'autrefois, tant d'années de rêve et d'espoirs communs, tant de dévouement et d'affection acceptée le rendait à jamais débiteur, n'a pu s'effacer de son cœur, tant que ce cœur a palpité en ce monde. S'il pouvait revivre, il prendrait fait et cause pour l'amie, si tendrement aimée malgré de légers défauts d'humeur ou de caractère, et dont le souvenir restera associé à travers les siècles à sa gloire impérissable.
L'auteur de La Comédie Humaine dirait aux juges sévères et incompétents, ennemis de l'étrangère, que le nom d'Eveline Hanska vivra éternellement, symbolique et presque sacré, pareil aux noms légendaires de ces grandes amoureuses, de ces amantes lointaines dont l'image enchanta, exalta ou inspira les poètes immortels des âges héroïques, les Laure, les Béatrice, les Eléonore d'Este. Avec cette différence toutefois que les belles dames italiennes en question ont rendu Pétrarque, le Tasse et Dante lui-même horriblement malheureux, d'une façon systématique, tandis que Balzac n'aurait pas obtenu un seul jour de bonheur véritable ici-bas, s'il n'avait pas eu la chance de rencontrer et d'aimer celle qu'on calomnie avec un zèle digne d'une cause meilleure.