Щоденник, який вела пані Евеліна з Жевуських Ганська у Петербурзі з 20 березня 1843 по 7 квітня 1844 року (за юліанським календарем). Вона описує залицяння 66-річного П’єра (Петра) Федоровича Балк-Поллоф (1777-1849), з лівонської офіцерської родини на царській службі; він був одружений з Варварою Салтиковою (1781-1841), яка народила йому чотирьох дочок, перш ніж залишила його. У 1810 році у Франції він захоплювався письменницею мадам де Сталь, яка перед своїм засланням у Коппе написала до нього декілька листів, якими він так пишався, що дасть їх прочитати пані Ганській. У другій частині, квітень-травень 1843 року, Евеліна розповідає про знайомство з композитором Ференцем Лістом. Далі про екскурсію до Петергофу. Після цього до Петербургу приїзджає Оноре де Бальзак, і на час його перебування щоденник переривається. Після від'їзду Бальзака продовжується радше роздумами, ніж подіями.
Voilà le 10 ou 12 volume de journal que je commence, j'ai brûlé les autres avant mon départ pour Pétersbourg, j'en ferais sans doute de même avec celui-ci, mais si je n'en ai pas le temps & si la mort me surprend, je laisse à ma chère enfant le libre arbitre d'en disposer, comme elle veut, & soit qu'elle le brûle, soit qu'elle le garde comme le souvenir d'une mère qui l'a tant aimée elle ne doit avoir aucun scrupule; l'approbation de mon âme est attachée d'avance avec toutes ses bénédictions à tout ce que fera jamais cette enfant adorée. - J'ai tant de confiance en Elle! Ce que je dis n'est point hasardé - je la connais cela me suffit. Je ne dis pas qu'elle ne puisse en aucun cas se tromper - n'appartient-elle donc pas à cette humanité dont l'erreur native est un des tristes privilèges, mais si mon Anna faillit (ce dont Dieu la préserve) ce ne sera pas du moins sciemment & avec préméditation - sa faute sera toujours légère & réparable, car avec des intentions pures, on n'en commet point d'autres.
J'écrirai donc ici ma vie comme je l'ai fait depuis quelques années sans méthode, sans assujettissement, je passerai des semaines, voire des mois sans toucher à ce livre, puis j'écrirai tous les jours de suite selon ma fantaisie, ou selon les événements qui feront courir plus vite ma plume.
Depuis que je suis à Pétersbourg j'ai peu écrit (pour moi-même) d'impressions personnelles; j'avais même interrompu entièrement mon journal. D'abord il fallait m'habituer à cette existence nouvelle puis la correspondance, les affaires, les devoirs de société se sont emparés de tout mon temps, mais l'autre jour en passant sur la Millionne devant la boutique d'un relieur, quand j'aperçus ces petits volumes si gentiment arrangés, je sentis comme une démangeaison au bout de mes doigts, & la frénésie barbouilleuse m'envahit avec une force irrésistible - j'achetai donc les petits volumes, je les emportai chez moi & dès le lendemain j'ouvris celui qui est intitulé journal pour y jeter pêle-mêle, mes pensées, mes sentiments, mes regrets, mes espérances, mes impressions surtout, enfin toute mon âme.
Par où commencerais-je ?... Ah! je veux parler d'abord de Mr de Balk, si ce livre me survit, je veux que mon Anna puise dans ce dernier épisode une expérience salutaire, qu'elle sache de quelle prudence une femme doit s'armer dans les incidents les plus insignifiants en apparence, & avec quelle réserve elle doit entretenir toutes ses relations, même avec des hommes d'un âge avancé, dans l'intérêt de leur tranquillité si ce n'est dans celui de la sienne. Mais n'est-ce pas une vaine espérance? n'a-t-on pas dit depuis longtemps que les sottises des parents étaient perdues pour leurs enfants?... N'importe je ne veux point me décourager - peut-être que je serais une exception avec ma fille & c'est dans cet espoir que je commence l'épisode en question n'en connaissant pas encore moi-même le dénoûment qui peut devenir une rupture par la force des choses.
Les premiers temps de mon séjour à Pétersbourg, j'entendais souvent parler dans la société de Mme Bierzyńska d'un oncle à elle comme d'une espèce de vieux misanthrope, de barbe bleue que sais-je? de tuteur - tyran de comédie, qui après avoir marié ses filles aînées, martyrisait la troisième au point de l'enfermer, de ne point la laisser sortir du tout, & de la tourmenter chez lui de la manière la plus tyrannique. Un soir - c'était un Dimanche jour de réception de Mme B. j'arrivai d'assez bonne heure & j'entendis la maîtresse de la maison annoncer avec un rire moqueur qu'enfin son cher oncle s'était décidé à lui amener sa fille. Tout cela me parut non seulement inconvenant, déplacé, mais cruel. J'ai toujours eu un grand respect pour les liens de famille & quoique je n'aie pas eu lieu de me louer de la mienne jamais je n'ai permis à un étranger de me faire là-dessus des observations quelconques fussent-elles les plus favorables pour moi-même. J'étais donc indignée que la Dame en question nous fît ainsi les honneurs de ce pauvre absent, d'autant plus qu'elle ajouta en manière expiatoire: «au reste ce sont peut-être les remords d'avoir rendu ma pauvre Tante si malheureuse qui ont donné toutes ces bizarreries à mon oncle car on m'a dit qu'autrefois il était fort aimable». Je pensais en moi-même: mais si ce sont des remords plaignez le donc & ne l'accusez pas, surtout lorsqu'il est absent & ne peut se justifier ou au moins se défendre.
Bref, Mr. de B. entra avec sa fille & je vis en lui un vieillard dont l'air noble & distingué me frappa agréablement, & me surprit même tant je m'attendais à une espèce de sauvage loup garou. Après s'être fait présenter à moi, il s'assit à côté & nous causâmes de choses & d'autres, avec agrément & facilité. Bientôt je m'aperçus qu'il était sourd, & cette infirmité ajouta à l'intérêt sympathique que je lui portais je résolus donc de lui faire paraître courtes & légères les heures qu'il s'était décidé à passer dans un cercle qui lui paraissait aussi étranger qu'il lui était hostile & je n'eus pas de peine à m'apercevoir que j'avais réussi. Depuis ce jour je le vis souvent il venait chez moi tantôt seul, tantôt avec sa jeune excellente fille. Nous causions sur tous les sujets possibles & comme les femmes & le sentiment sont ceux que j'aime à traiter de préférence aux autres avec des hommes qui ont beaucoup vécu & beaucoup senti, nous nous y arrêtions souvent quelquefois nous disputions là-dessus, d'autres fois nous étions d'accord - une fois il me proposa de me confier des manuscrits où il avait largement traité cette question, je les lus & je reconnus à travers un style un peu difficile des aperçus ingénieux, une observation profonde & des idées neuves, quoique parfois subtiles à force de ténuité. De là s'engagea entre nous une controverse par écrit, & bientôt même il m'écrivit tous les jours. J'interroge ici ma conscience - pouvais-je croire qu'il y eût quelque danger je ne dis pas pour moi, mais pour un homme de l'âge de Mr de Balk dans une intimité aussi intellectuelle avec une femme du mien? Pouvais-je croire que son repos en serait troublé, & au contraire ne devais-je pas plutôt me féliciter de répandre quelque douceur sur ces tristes jours de la vieillesse qui sont plus sombres moralement parlant que les brouillards du mois de novembre, quand le détachement de la vie n'a pas été préparé par une jeunesse religieuse & exempte de passions. Je m'aperçus cependant que peu à peu les lettres que je recevais de Mr. de B. se coloraient d'une teinte de plus en plus vive, il me parlait de moi avec une exagération passionnée il se plaignait de son cœur toujours jeune dans un corps caduc. En lui répondant je ne touchais jamais ces points délicats, & ne comprenant point le motif de cette retenue il me la reprochait vivement. Ma situation se compliquait, s'embarrassait, je répondais plus rarement à ses lettres, quand je le voyais, je donnais une autre direction que le sentiment à notre entretien, enfin cette relation commença à me peser, elle qui m'avait été si agréable jusque-là, vu surtout la disette complète à laquelle l'esprit se trouve réduit à Pétersbourg & la difficulté qu'il éprouve à échanger quelques idées.
Un soir j'étais chez Made B. cette femme, qui a l'âme aussi épaisse que son enveloppe extérieure & qui ne se fait aucun scrupule de heurter les susceptibilités de certaines positions, me dit devant plusieurs personnes: "Savez-vous la nouvelle extravagance de mon oncle? il est éperdument amoureux de vous & dit que si ce n'était son âge il vous offrirait sa main avec son cœur". Je tournai la chose en plaisanterie & Mr de Balk entrant dans ce moment la conversation prit naturellement un autre cours. On fit de la musique, il y avait quelques artistes & on exécuta quelques morceaux d'ensemble, pendant un tutti bruyant. Mr de B. s'approchant de moi, me demanda une heure d'entretien pour le lendemain suivant, avec l'insistance la plus humblement despotique si je puis m'exprimer ainsi. - Mais qu'avez-vous donc à me dire que je ne puisse entendre ici? lui demandai-je avec quelque embarras. Tout Madame me répondit-il - & puis avec un rire amer - Vous pourrez me faire croire avec toutes vos réserves que je suis pour vous un être dangereux - prenez garde Madame ce serait le plus grand encouragement que vous pourriez me donner. Comme je craignais qu'on ne l'entendît & que je voyais les yeux de ce volcan d'Islande jeter leur lave enflammée du milieu de leur neige & de leurs frimats, je répondis fort à la hâte. "Eh bien oui Monsieur je vous attendrai demain à deux heures". - Je fus si agitée tout le reste de la soirée, qu'en revenant chez moi je me couchai sans pouvoir dormir, ayant toujours en perspective cet entretien pénible qui m'attendait. Mon Dieu faut-il donc que j'aie encore ce nouveau souci au milieu de tous mes chagrins! Je commence à avoir peur de cet homme, il est si tenace, si violent, si passionné! D'un autre côté pourquoi m'était-il réservé de troubler les derniers jours d'un vieillard... Je fus absorbée toute la matinée dans ces réflexions & l'on vint me dire que Mr. de B. me demandait que j'étais encore dans ma chambre au coin de mon feu la tête perdue dans des méditations d'un gris sombre. Je jetai à la hâte un camail sur mon peignoir & je me rendis toute troublée au salon. Je composai mon visage, je pris un air dégagé & riant - je m'armai d'un courage factice, je parlai de la pluie & du temps, & Mr de Balk gardait le silence enfoncé dans le fauteuil qui était vis-à-vis du mien, les bras croisés, les pieds étendus & me regardant avec une fixité désespérante. - Courage, Madame, courage s'écria-t-il enfin brusquement, prouvez-moi bien que vous ne savez pas pourquoi je suis ici. - Vous ne le savez pas ? voilà ce que l'expression de votre figure voudrait me prouver. - Eh bien vous n'avez point l'habitude du masque, vous ne savez point vous déguiser assez, votre embarras, vos perplexités sont visibles pour moi voulez-vous que je vous dise ce que vous pensez dans ce moment? le voulez-vous? Eh bien je le sais - Vous vous dites "vieillard ridicule jusqu'à quand me poursuivras-tu de tes assiduités surannées"... Monsieur, Monsieur lui dis-je de grâce ne me faites donc point repentir de la complaisance que j'ai eue en vous recevant chez moi, en me trouvant seule avec vous après vos dernières lettres... Eh Madame dit-il avec un mouvement violent & saccadé que pouvez-vous donc reprocher à ces pauvres lettres? elles n'ont que le tort d'être l'expression trop faible trop voilée de ce que j'éprouve pour vous - mais le langage le plus passionné de ma part en quoi donc peut-il vous paraître offensant. Ne sommes-nous donc pas libres tous deux? & pourquoi vous ai-je demandé cet entretien? pourquoi suis-je ici, sinon pour vous demander d'être l'arbitre de mon sort, sinon pour vous dire que je vous supplie d'agréer l'offrande de ma vie, de mon avenir, sinon pour vous demander à genoux de devenir l'ange protecteur de ma fille... Monsieur lui répondis-je (& cette fois-ci j'avoue que j'eus la cruauté instinctive bientôt réprimée de trouver mon adorateur plus ridicule que malheureux) Monsieur votre proposition m'honore, mais je n'y puis répondre que par la reconnaissance la mieux sentie... - Ah! c'est mon âge qui vous rebute - rassurez- vous Monsieur lui dis-je, fussiez-vous mon contemporain, cela ne changerait en rien la résolution que j'ai prise de ne point former de nouveaux liens... Je continuai en lui disant une foule de choses raisonnables & affectueuses que je voulais rester son amie, que je le serais d'autant plus que je sentais le besoin de lui offrir des dédommagements; que je réclamais aussi son amitié, que je lui demandais de travailler à changer la nature de ses sentiments, à me les rendre utiles & doux, enfin je lui dis que je lui demandais de venir me voir & de m'écrire comme par le passé, pourvu toutefois qu'il réprimât l'expression trop vive de ses sentiments & qu'il ne vît en moi qu'une amie. Peu à peu je parvins à le calmer, il me promit tout ce que je voulus & nous nous quittâmes satisfaits l'un de l'autre du moins en apparence.
Le lendemain à peine étais-je levée qu'on vint me remettre une lettre de sa part. Étonnée & presque effrayée de ce qu'il avait à m'écrire déjà & sitôt après m'avoir vue, j'ouvris cette lettre avec quelques hésitations & je la trouvai tellement inconvenante dans ses expressions passionnées après surtout notre explication de la veille, que je résolus dans le premier moment de lui dire sans réticence tout ce que je pensais & à lui représenter à lui-même l'odieux d'une telle conduite. Mais la réflexion & cette débonnaireté qui fait le fond de mon caractère, vinrent aussitôt me représenter l'âge & les infirmités de ce malheureux vieillard & je pensai qu'il fallait le traiter avec tous les ménagements qu'exige un malade & un insensé. Voilà donc ce que je lui écrivis:
"Cette fois-ci vous écrire Monsieur ne sera pas un plaisir pour moi puisque c'est par des reproches que je vais commencer & peut-être finir mon billet de ce matin. En vérité vous ne tenez point ce que vous m'avez promis - je vous ai tant demandé de bannir toute exaltation avec moi, de vous en tenir au langage doux & calme de l'amitié. Vous m'en avez inspiré beaucoup, pourquoi donc n'en auriez-vous pas aussi pour moi?... Mais est-ce me prouver la vôtre que de m'écrire une lettre que je ne pourrai pas léguer à ma fille comme celles que j'ai reçues jusqu'ici de vous & que je conserve pour elle autant que pour moi avec un soin particulier. De grâce Monsieur rétrogradez de quelques jours, oubliez tout ce que la folle du logis, vous a inspiré & je ne m'en souviendrai que comme d'une erreur passagère produite par une prévention trop flatteuse. Ne m'en voulez pas de me montrer vraie & sincère, pensez donc que si je ne tenais pas à votre amitié je ne vous parlerais pas si franchement, mais c'est que j'y tiens pour le présent & pour l'avenir. C'est que j'y compte Monsieur & que désormais c'est un bien qu'il dépend de vous seul de me conserver. Laissez-moi donc vous la confier cette amitié, comme un dépôt précieux, en vous suppliant de ne point l'altérer par un langage passionné, réservé pour d'autres sentiments que ceux qui doivent remplir les âmes chrétiennes & éprouvées. Cher Monsieur de Balk pardonnez-moi si je vous ai blessé. Dieu m'est témoin que ce n'est pas là mon intention - oui, j'aimerais mieux votre moquerie que votre peine. Dites- moi donc bien vite que j'ai eu tort de prendre vos plaisanteries au sérieux, que vous avez voulu me montrer que tous les genres d'éloquence vous étaient faciles & que vous saviez être passionné comme Rousseau quand la fantaisie vous en prenait - je ne rougirais pas de ma méprise ou si j'en rougissais, elle me ferait moins souffrir que l'idée d'inspirer des sentiments orageux dont je veux bannir jusqu'au moindre nuage de mon horizon calme & serein (quant aux émotions de ce genre) comme celui d'une douce soirée d'automne. J'espère que quand je vous verrai vendredi, il n'y aura plus trace en vous de cette exaltation passagère & c'est dans cette espérance que je vous dis au revoir".
J'envoyai cette lettre & bientôt on m'apporte la réponse que voici:
"Ma main tremblait Madame en ouvrant votre billet & quoique je n'aie aucune foi aux pressentiments, les miens se sont trouvés vérifiés. Pour répondre à la franchise dont vous daignez m'honorer, je dois vous avouer que votre lettre m'a causé une peine douloureuse. Vous êtes la maîtresse de croire que je n'ai point de cœur; aux déchirements que j'éprouve en moi, je ne possède que trop la certitude d'en avoir un. Pourquoi donc usez-vous de cette cruauté insigne envers celui qui n'a aucun tort envers vous. Qu'entendez-vous par ma promesse? Non jamais je n'ai pu m'engager de ne pas m'exprimer envers vous comme je sens - relisez la lettre où tout en renonçant jusqu'à la moindre intention d'aspirer à quelque chose de plus que votre amitié je déclare positivement que rien au monde ne m'empêchera de tenir à votre égard le langage qui m'est dicté par les émotions de mon cœur. Que vous ai-je dit Madame & que vous ai-je répété pendant notre dernier entretien "Je vous aime de toutes les puissances de mon cœur & je ne sollicite en échange que votre amitié": Telles ont été mes paroles & quand elles ont encouru votre blâme ne vous ai-je pas dit que tout en me tenant vis-à-vis de vous dans la plus grande réserve, je chercherais compensation à cette violence que je serais obligé de me faire en m'abandonnant dans mes lettres à l'énergie du sentiment que vous m'inspirez. Mais chose inouïe & merveilleuse! Vous ne vous contentez pas de me reprocher ce qu'il vous plaît de qualifier Madame, d'exaltation de la folle du logis - la dose ne vous a pas semblé suffisante. Non, vous allez encore plus loin pour me transformer en un charlatan qui dans le but vaniteux de montrer son adresse s'avise de prendre tous les tons, même celui de l'éloquence. Sachez donc, Madame, que mes ennemis les plus acharnés, ceux qui m'ont abreuvé de la plus noire, de la plus vile calomnie jusqu'au point de m'en blaser n'ont jamais osé attaquer la droiture de ma rude franchise. Pourquoi je vous en conjure ma lettre serait-elle indigne d'être lue par Madelle votre fille lorsqu'un âge plus avancé lui permettra d'entrer plus intimement dans votre confidence. Qu'y a- t-il donc de si répréhensible au milieu de cette lettre qui offre constamment des correctifs à ce que vous seule je crois Madame pouvez supposer n'être que le produit de la folle du logis. - Comment! lorsque j'exprime que je me sentirais heureux de votre bonheur, sans m'y associer personnellement, que je vivrais de vos jours en conservant mon isolement. Comment! c'est là le fruit selon vous de la folle du logis & c'est ce que Melle H. ne pourra pas lire?... Qu'y a-t-il là-j'en appelle à la saine raison, qu'y a-t-il là qui soit le moins du monde inconvenant? Blessé - je ne le suis nullement - douloureusement affligé oui Madame je ne le suis que trop - & j'interroge ma conscience pour savoir comment & par quel délit j'ai mérité le cruel & flétrissant arrêt que vous prononcez sur moi - or la douleur ouvre aussi des plaies... Au moment où l'on m'apportait votre lettre, à quoi étais-je occupé, Madame? à esquisser la préface pour votre album de pensées - le moindre désir de votre part n'est-ce pas un ordre pour moi, trop heureux d'en avoir à remplir. - Je ne puis continuer mon travail dans l'état où votre lettre m'a réduit - Oh! soyez-en bien persuadée Madame pas l'ombre d'exaltation ne se laissera voir quand j'aurai l'honneur de vous approcher - excusez mon griffonnage tracé à la hâte sous la griffe d'un étourdissement douloureux en recevant l'offrande de mes plus respectueux hommages."
J'ai passé la soirée du vendredi dont il était question dans ma lettre, chez Mr de B. Sa fille m'ayant invitée avec Anna depuis quelques jours. Il y avait peu de monde, mais les heures se sont passées avec intérêt & agrément. Mr de B. m'a fait lire sa correspondance avec Mme de Staël - j'en parlerai peut-être plus tard. Il paraît être plus raisonnable, Dieu veuille l'entretenir dans cet état lucide. Je persiste à croire que c'était une maladie, une espèce de fièvre cérébrale moralement parlant. Quoiqu'il en soit j'étais bien tourmentée ces derniers jours de l'idée d'avoir troublé l'imagination d'un homme de cet âge qui ne devrait être occupé que de son salut je me disais qu'il est triste qu'une femme de mon âge & de mon caractère ne puisse se livrer sans examen & sans calcul à ses meilleures impressions, même quand il s'agit d'un vieillard Je suis un être composé d'abandon & de réserve - L'abandon me vient de Dieu & la réserve du monde.
Il paraît vraiment que Mr de B. revient à des sentiments plus raisonnables, je reçois ce matin un billet de lui, dans lequel il me dit:
"Je remarque en observant l'intérieur de mon être qu'il s'y passe quelque chose de plus doux, de meilleur, de plus ému en sentiments religieux toutes les fois que j'ai eu le bonheur de passer quelques instants sous le charme de votre conversation. Qui sait si Dieu ne vous a pas choisie pour m'attirer de plus en plus vers lui, pour me faire comprendre avec quel complet abandon je dois me livrer à sa volonté aussi sage & juste qu'elle est compatissante & miséricordieuse. Ce que je vous dis est un fait dont j'ai éprouvé le sentiment intérieur & je ne crois nullement m'égarer en vous considérant Madame comme un ange consolateur qui doit remplir sous le point de vue religieux & spirituel le vide de mon cœur séparé par la mort de son plus noble élément. J'aurais trop à dire & ma lettre dépasserait toutes les bornes si je devais vous rendre les détails de ce procès qui s'est passé en moi pour me faire voir clair au fond de mon âme & pour m'amener à comprendre les rapports dans lesquels je dois & je puis rester vis-à-vis de vous etc".
À la bonne heure voilà au moins un langage convenable & auquel je ne puis trouver rien à redire.
J'ai fait la connaissance de Liszt. Il était arrivé depuis deux jours-j'avais un petit mot pour lui de la part de Mr de Balzac je le lui ai envoyé & il m'a écrit un très aimable billet en me disant qu'il viendrait le lendemain à deux heures "à moins que sa visite ne me fût positivement désagréable". Il est venu en effet à l'heure qu'il m'avait indiquée. J'étais fort émue la renommée grandissait l'homme & l'artiste également à mes yeux. J'avoue que l'inconnu d'ailleurs a toujours eu pour moi un charme puissant. Quand je voyageais le cœur me battait bien fort en entrant dans une ville que je n'avais point vue, il me semblait que j'y verrais quelque chose d'inattendu de particulier, & c'est ce genre d'impression que me fait aussi chaque nouvelle connaissance dont j'ai entendu parler d'une manière distinguée.
Ici il s'agissait d'une excentricité, d'une gloire, d'un être phénoménal, j'étais donc doublement troublée quand le domestique m'annonça Mr Liszt, sans plus de façon que si Mr Liszt eût été simplement le propriétaire de l'habit qu'il portait & que ses droits & ses privilèges ne s'étendissent pas à ces vastes domaines de l'intelligence & du génie dont la possession anéantit le Monsieur pour le présent & l'avenir. C'est singulier comme sur cette triste terre la réalité se plaît à coudoyer la frêle & diaphane poésie, à chaque instant le positif le plus vulgaire souffle sur les créations de l'idéal & renverse ses brillants édifices! Ce domestique, cette voix rauque, cet accent allemand, ce Mr Liszt prononcé d'une manière si commune, refroidirent subitement mon attente exaltée & je me sentais presque revenue à mon état habituel quand je vis entrer le grand homme. Je me levai & m'avançai vers lui en balbutiant quelques mots de politesse & de remercîment. Liszt est d'une taille moyenne, il est maigre, il est pâle & plutôt défait que pâle. Il a le teint bilieux des grands talents & des grands caractères; ses traits sont assez corrects, son front est moins haut qu'on ne le représente dans ses portraits, il est sillonné de rides & manque d'élévation, ses yeux sont vitreux, mais ils s'allument au feu de son esprit & alors ils étincellent comme les angles d'un diamant taillé, ses cheveux sont d'un châtain clair ils sont longs & bien soignés (quoiqu'on die). Son nez est droit & bien dessiné, mais ce qu'il y a de mieux en lui c'est le suave contour de la bouche; il y a quelque chose de particulièrement doux & je dirais même de séraphique dans cette bouche qui lorsqu'elle sourit fait rêver le ciel. En général les yeux & surtout le front du grand artiste appartiennent à l'ange déchu au mauvais esprit des voluptés & des misères terrestres, & le bas de sa figure & surtout son ineffable sourire à l'ange de l'harmonie, à l'instinct des beaux & nobles sentiments; on sent qu'il doit y avoir eu plus d'un combat intérieur dans la vie de cet homme & que souvent, trop souvent hélas ! l'esprit du mal y a remporté de tristes victoires. Liszt était vêtu d'une redingote brune, il avait un gilet très long façon de justaucorps en velours noir-groseille & une cravate foncée, fixée par une grosse perle montée en épingle, entourait négligemment son cou. Du reste il était parfaitement mis, il n'y avait ni clinquant ni mauvais goût & sa toilette était en ce point aussi irréprochable que sa conversation. Nous nous assîmes - il me dit à quel point le billet de Mr de Balzac lui avait fait plaisir, que du reste mon nom n'était pas nouveau pour lui, qu'il était venu à Genève après mon départ & qu'on lui avait beaucoup parlé de moi, qu'il m'avait cherché vainement partout & dernièrement encore à Varsovie, croyant que j'y devais habiter en ma qualité de Polonaise, enfin mille choses gracieuses. Nous parlâmes aussi de Mr de Balzac. On a voulu nous brouiller, me dit-il, on a voulu m'insinuer qu'il m'avait drapé d'une manière assez peu flatteuse sous le nom de Conti dans son roman de Béatrix, mais comme je ne m'y suis pas reconnu je n'ai point accepté le portrait. Je lui demandai de jouer ce qu'il fit avec beaucoup de complaisance, mais j'avoue que son exécution quelque belle qu'elle me parût ne m'étonna point - j'éprouvai en l'écoutant comme une déception douloureuse. - Il joua un fragment du Concert de Weber, d'une manière hachée, parfois nonchalante & souvent interrompue, tout en causant & entremêlant dans les lacunes des modulations improvisées.
Le lendemain 14 [/26] avril nous allâmes à son concert avec Anna il avait lieu dans la salle Engelhardt. Il y avait encore très peu de monde quand nous arrivâmes, nous nous étions dépêchées pour avoir de bonnes places. Deux pianos étaient placés sur une estrade au milieu de la salle en sens contraire, de manière qu'à tour de rôle le grand artiste pouvait faire face ou profil à une partie du public. Peu à peu la salle s'encombrait & enfin le Génie aux cheveux longs, à la figure expressive & pâle nous apparut, précédé & suivi par un ouragan de bravos, de trépignements & d'exclamations frénétiques. J'étais troublée je doutais & de moi-même & de cet homme si applaudi & de cette masse fanatisée. Je me demandais si la faculté d'admirer était éteinte en moi? si cette foule était stupide ou si cet homme n'était qu'un imposteur habile?... car enfin & moi aussi je l'avais entendu & cependant!...
Liszt salua avec une grâce quelque peu sauvage son public idolâtre, il rejeta par un brusque mouvement de tête ses longs cheveux en arrière & s'assit. Il commença par l'ouverture de Freyschütz & dès que j'entendis rouler sous sa main gauche les bruits sourds de l'orage lointain, l'étincelle électrique de l'admiration alluma soudain mon âme engourdie, elle comprit, elle sentit, elle admira! Que dirai-je? l'écouter, c'est contempler la nature, car son jeu, c'est la nature tout entière sentie & révélée par l'inspiration du génie, c'est la nature victorieuse régnant avec sa domination enchanteresse sur les moyens de l'art subjugué c'est la nature triomphante tout entière dans un de ses plus glorieux enfants. Aussi quand arriva le fracas du tonnerre des éclairs & des vents déchaînés & quand il fit place au calme animé d'une belle soirée d'été, rien ne m'étonna plus ni l'ouragan, ni les rayons brûlants du soleil à son midi, ni la douce lueur de la Lune ni la succession régulière & cependant variée des saisons ni celle des jours & des nuits, non rien ne m'étonna plus car celui qui sait rendre avec cette vérité un des caractères de la nature, une de ses physionomies, n'est-il pas maître de nous la dévoiler tout entière? L'inspiration est le cachet distinctif & particulier de ce grand talent, je crois qu'en général il doit moins au travail qu'on ne pense, peut-être même qu'à la longue un exercice purement mécanique serait pour lui une cause de décadence, il anéantirait peu à peu l'élan & la verve de son inspiration. J'ai entendu Thalberg jouer plusieurs fois de suite la même chose, eh bien c'était toujours la même désespérante perfection de touche, les mêmes nuances, les mêmes gradations étaient exactement observées, à la troisième reprise on les lui aurait soufflées au besoin. Enfin on reconnaît en Thalberg le triomphe du travail & de la patience, c'est le favori, c'est l'adepte de l'art le plus accompli, mais Liszt! c'est le maître, c'est le souverain, c'est le vainqueur de l'art au profit de la nature. Liszt est pour l'exécution ce que Beethoven est pour la composition, le seul & l'unique.
Liszt vient me voir régulièrement - C'est une organisation extraordinaire & que je me plais à étudier, il y a des choses sublimes mais il y en a aussi de déplorables en lui; c'est le reflet humain de la nature dans son grandiose - mais hélas aussi dans ses horreurs - Il y a des élévations sublimes, il y a des Alpes aux sommets éclatants, mais il y a des abîmes & des gouffres sans fond comme Scylla & Charybde, & qui feront faire encore plus d'un naufrage à lui-même & aux autres.
Liszt est parti pour Moscou, il est venu me faire ses adieux avec un air pénétré qui m'a touchée. Je ne crois pas à de l'amitié de sa part, je comprends trop la valeur antique de ce noble nom pour le profaner, mais je crois à de la sympathie. Quant à moi à part son talent, j'aime sa société à laquelle l'imprévu des mouvements si divers de son esprit donne un caractère particulièrement attrayant. Je viens de lui écrire une longue lettre sur l'art en général, mais je profite de ces généralités pour aborder quelques points de son individualité artistique, je lui dis de rudes vérités entremêlées de quelques éloges; il mérite les unes & il ne se soucie pas des autres (c'est-à-dire des éloges) si je les lui donne c'est pour me satisfaire moi-même. Je suis fâchée de n'avoir pas gardé copie de cette lettre, il me semble qu'il y avait là quelques idées originales sous le point de vue esthétique, mais je l'ai griffonnée d'un trait sans brouillon & l'ai envoyée tout aussitôt - Si je l'avais relue, je l'aurais peut-être déchirée en mille pièces; cela m'est arrivé plus d'une fois.
Maison Koutaïssoff à la Gde Millionne. J'y suis venue loger le 7[/19] mai 1843.
Voici la réponse de Liszt, elle ne s'est point fait attendre.
"Dans trois jours je quitte Moscou - votre commission du Kremlin sera remplie. Samedi prochain j'aurai l'honneur de vous apporter le caillou... à cette occasion nous reprendrons nos conversations sur d'autres cailloux plus inutiles encore, mes idées & les choses que je ferai peut-être... Peut-être sommes-nous moins loin de nous entendre que vous ne semblez le croire. Votre lettre dont je vous remercie de tout cœur remue une infinité de choses & de questions, je voudrais un jour ou l'autre y répondre d'une façon nette & précise, mais tout en battant de l'aile il serait difficile de vous atteindre aux hauteurs où vous vous élancez. Pardonnez-moi de vous répondre en si peu de mots, mais je suis accablé de besognes & d'ennuis. Les inutilités & les faux-semblants ont dévoré ma vie - mais me voici bientôt arrivé à un terme meilleur... croyons-le du moins n'est-ce pas ?... À bientôt davantage et mieux - 15 mai."
Voici la réponse de Liszt, elle ne s'est point fait attendre.
"Dans trois jours je quitte Moscou - votre commission du Kremlin sera remplie. Samedi prochain j'aurai l'honneur de vous apporter le caillou... à cette occasion nous reprendrons nos conversations sur d'autres cailloux plus inutiles encore, mes idées & les choses que je ferai peut-être... Peut-être sommes-nous moins loin de nous entendre que vous ne semblez le croire. Votre lettre dont je vous remercie de tout cœur remue une infinité de choses & de questions, je voudrais un jour ou l'autre y répondre d'une façon nette & précise, mais tout en battant de l'aile il serait difficile de vous atteindre aux hauteurs où vous vous élancez. Pardonnez-moi de vous répondre en si peu de mots, mais je suis accablé de besognes & d'ennuis. Les inutilités & les faux-semblants ont dévoré ma vie - mais me voici bientôt arrivé à un terme meilleur... croyons-le du moins n'est-ce pas ?... À bientôt davantage et mieux - 15 mai."
Liszt a passé quelques heures avec moi aujourd'hui (24 mai [/5 juin]) il m'a parlé de mille choses & surtout de lui avec un abandon de confiance qu'il n'avait point encore eu jusqu'ici; c'est qu'il se dit amoureux ou croit l'être d'une jeune femme (de la société) de Moscou, qui fait mille folies pour lui & il est aise d'en parler aux autres, quand il ne lui en parle pas à elle-même. Je l'ai prêché, comme une mère aurait prêché son enfant unique, mais combien le langage de la raison doit paraître stupide aux enchantements de la passion. Un moment Liszt m'a fait rire - quand je lui ai parlé des leçons du passé & de Mme d'Agoult & de ses enfants. Soyez tranquille me dit-il, je suis devenu plus raisonnable, si j'enlève la femme ce sera avec le mari cette fois. (Voyez un peu l'homme raisonnable!) Et en effet par une de ces grâces d'état qui ne se voient que trop fréquemment on dit que le mari est presque aussi épris de lui que la femme. La société de Liszt a bien son côté dangereux - elle rend aimable ce qui est digne de blâme, & quand il tient un de ces propos d'une immoralité effrayante au fond, on sourit - on se dit qu'un artiste de son génie a le droit de déraisonner - que c'est un enfant dans la conduite de la vie - & on l'excuse, on l'applaudit même, on l'aime on lui sourit on voit en lui une pauvre feuille de laurier égarée, ballottée par les vents... mais plus d'une main jeune & blanche s'avance vers cette feuille vagabonde, plus d'une pure haleine voudrait l'échauffer, plus d'une âme aimante voudrait la recueillir & l'abriter, tandis que l'être supérieur, mais obscur qui lutte, combat & triomphe dans le secret de son cœur solitaire, vit & meurt inconnu - Mais il regarde le ciel & il est consolé, il se retire en lui-même & il est apaisé, car c'est pour lui un asile inaccessible aux clameurs du monde, de ce monde stupidement badaud qui ne bat des mains qu'aux entrechats des danseuses & aux jongleries des charlatans - Heureux ceux qui ont conquis cet asile intérieur! plus heureux ceux qui l'ont obtenu gratuitement du ciel, sans luttes & sans victoires - Hélas! il n'est point de victoires sans blessures & il en est qui ne guérissent jamais... du moins en ce monde.
Je ne sais si c'est à l'influence d'un mauvais génie, ou à quelque défaut particulier à nos caractères réciproques, mais mon intimité avec le grand artiste s'est empreinte insensiblement d'un caractère orageux & fatigant. Je crois qu'il part bientôt & (l'aurais-je cru) je m'en applaudis dans l'intérêt de mon repos, qui a été assez troublé ces derniers temps. L'origine de ce malentendu date d'un dîner à la campagne auquel m'avait invité Mr Senkowski, directeur d'une feuille littéraire, grand orientaliste & homme de beaucoup d'esprit. Liszt devait en être, ainsi que Glinka le compositeur, & plusieurs autres notabilités artistiques. J'y comptais m'amuser beaucoup. mais quelqu'un (je ne sais si c'est par intérêt pour moi, ou peut-être par dépit de n'être pas invité lui-même) m'ayant insinué que ces Messieurs buvaient largement & que cela pourrait avoir quelques inconvénients pour moi vu surtout que nous devions faire route ensemble par le chemin de fer - après bien des réflexions je pris le parti de n'y point aller & de m'excuser. Liszt l'ayant appris m'écrivit billet sur billet & accourut lui-même, mais je ne le fis point entrer prétextant une indisposition. Il ne vint pas plusieurs jours de suite, je me doutais de son dépit, mais je n'eus pas l'air de m'en apercevoir, enfin un beau matin, il m'arriva & me dit qu'il avait été furieux contre moi, que déjà une fois je lui avais donné une preuve de ma pruderie en ne voulant pas aller avec lui à son concert, mais que ceci passait tout... Ne croyez pas que j'aie été la dupe de votre indisposition disait-il en courant par la chambre comme le plus volontaire des enfants gâtés - Allez je vous connais ! & je les connais aussi ceux qui sont venus vous dire que vous ne deviez point frayer avec des artistes, dites-moi comment m'a-t-on nommé par exemple? (& s'arrêtant & me regardant fixement & tapant du pied) "un bohémien" n'est-ce pas? Eh bien faites le moi dire en face & je saurai montrer comment le bohémien se venge d'une insulte... Il continua de parler avec la même véhémence, je l'écoutais en silence, il s'arrêta de nouveau. Eh bien Madame, vous ne dites rien? - Et que voulez vous que je vous dise Mr, je m'étonne & vous plains, voilà tout. Peu à peu il se calma, il continua à marcher, mais il se taisait, & me regardait de temps à autre en dessous, je lui demandais de faire un peu de musique, il joua la Sérénade de Schubert, mais avec lassitude & découragement, après cela nous causâmes paisiblement il me demanda pardon, il s'humilia jusqu'à convenir de ses torts... Il est revenu plusieurs fois depuis, tantôt se montrant brusque & violent & tantôt aimable, alors il est charmant, mais quand il s'emporte il me fait peur. C'est une nature véhémente & passionnée & le milieu désordonné dans lequel se développe cette nature l'influence d'une manière tout à fait pernicieuse.
J'ai vu hier Liszt pour la dernière fois cette idée m'émeut malgré moi - Mon Dieu! j'ai écrit pour la dernière fois, serait-ce une prophétie ?... ne le reverrai-je donc jamais sur cette triste terre - J'y pense avec tristesse. - Il est si changé, si détruit, que moi qui le voyais souvent j'apercevais presque du jour au lendemain les traces des ravages produits peut-être moins encore par sa vie désordonnée que par cette âme inquiète, par cet esprit agité qui use son corps comme une lame aiguë & à double tranchant use un fourreau trop étroit.
Cette dernière visite s'est bien passée & n'a été troublée par aucun emportement; il m'a demandé de lui pardonner, il m'a suppliée de ne point l'oublier, de lui écrire quelquefois & de le voir encore une fois avant son départ. Je lui ai dit: - Je n'ai rien à vous pardonner, car je ne saurais me fâcher contre vous. Pour vous oublier, si c'est difficile quand on vous connaît, cela devient impossible quand on vous aime & qu'on est aimé de vous, quant à vous écrire, je le ferai une fois par an. - Il prit un air boudeur & se récria - "Écoutez donc lui dis-je, je ne vous promets que ce que je suis bien sûre de tenir une fois par an sera pour moi le devoir, plus d'une fois sera une faveur pour vous. Il prit ma main, la baisa & la retint entre les siennes je la retirai doucement en lui disant: Mr Liszt, croyez-moi ne revenez plus, que ce soit ici notre dernière entrevue, il voulut insister, mais je lui répétais avec l'accent le plus pénétré, il partait de l'âme - Je vous en prie ne revenez plus - cela me ferait du mal & peut-être à vous aussi - laissez-moi donc vous dire adieu sous l'influence de votre bonne visite d'aujourd'hui, demain vous seriez moins bon peut-être, ou moi-même je serais plus méchante Adieu donc - Il baisa la main que je lui tendais il la serra fortement & partit comme un trait. Je le suivis jusqu'à la porte, mais il ne se retourna même pas - j'allai à la fenêtre je le vis monter en calèche il leva la tête & je le vis ainsi les regards tournés vers moi jusqu'à ce que les chevaux l'eussent emporté hors de ma vue.
On m'a remis ce matin un billet de Liszt voici son contenu:
"Je n'ai point forcé la consigne, je ne vous ai point désobéi & pourtant qu'il m'eût été doux de vous voir encore une fois Madame! - Pardonnez-moi; j'ai été brusque, violent, injuste, mais daignez pour le moment ni me juger, ni me condamner, ni m'absoudre - peut-être nous retrouverons-nous d'ici à deux ans - Peut- être alors serez-vous moins mécontente de moi. Si par hasard la pensée de m'écrire vous venait, le Cte W. mon plus ancien & mon plus excellent ami de P. vous dira où m'adresser vos lettres - adieu croyez que malgré... je vaux peut-être que quelques-uns songent à moi de près comme de loin, ce que tous ne sont pas tenus de savoir comme vous. (Samedi 2 heures du matin)."
On m'a remis ce matin un billet de Liszt voici son contenu:
"Je n'ai point forcé la consigne, je ne vous ai point désobéi & pourtant qu'il m'eût été doux de vous voir encore une fois Madame! - Pardonnez-moi; j'ai été brusque, violent, injuste, mais daignez pour le moment ni me juger, ni me condamner, ni m'absoudre - peut-être nous retrouverons-nous d'ici à deux ans - Peut- être alors serez-vous moins mécontente de moi. Si par hasard la pensée de m'écrire vous venait, le Cte W. mon plus ancien & mon plus excellent ami de P. vous dira où m'adresser vos lettres - adieu croyez que malgré... je vaux peut-être que quelques-uns songent à moi de près comme de loin, ce que tous ne sont pas tenus de savoir comme vous. (Samedi 2 heures du matin)."
Le départ de Liszt m'a laissé je l'avoue un certain vide dans l'âme. Je sens qu'il me manquera longtemps encore - J'étais habituée sur les deux heures à pressentir, à attendre sa visite, j'essayais de deviner d'avance de quelle couleur serait son humeur, j'arrangeais dans ma tête de beaux discours de morale à son intention, je préparais les exhortations religieuses qui lui feraient le plus d'effet, car j'étais un peu beaucoup son directeur de conscience - mission qui aurait été belle si un peu d'orgueil & de vanité n'étaient venus s'y mêler. Liszt m'était fort sympathique, il s'était établi en quelque sorte dans ma confiance, je lui parlais de moi-même avec l'entraînement de la plume & d'un journal écrit; depuis longtemps je n'avais rencontré une individualité plus prononcée, plus fortement tranchée & se détachant avec plus d'éclat de cette tapisserie de médiocrités dont je vivais entourée. Ses défauts mêmes m'ont paru souvent aimables. Enfin sa société serait des plus dangereuses pour un être jeune & sans expérience aussi ai-je tenu mon Anna prudemment éloignée de ce feu-follet dont les lueurs séduisantes attirent vers des abîmes.
Nous avons été voir la fête de Peterhoff avec Anna. J'y avais été seule quelques jours auparavant - je m'étais promenée à l'ombre de ces vieux tilleuls plantés par Pierre le Grand & j'avais joui à l'aise de cette vaste solitude - au reste c'est un plaisir qu'on se procure sans cesse à Pétersbourg les palais & les jardins y semblent avoir survécu à la population immense qu'ils ont contenue, ils sont si déserts! si vides! & ils semblent infinis dans leur latitude & longitude respectives quand on les parcourt seul & qu'on n'y rencontre d'être humain que le valet qui vous montre les appartements ou l'inévitable sentinelle qui vous laisse entrer dans l'enceinte du parc. J'aime Peterhoff - j'aime ce lieu baigné par la mer, rafraîchi par les eaux abondantes qui circulent ou jaillissent ou s'étendent en tous sens, ombragées & abritées par ces vieux arbres que le fer & le granit remplacent tristement à Pétersbourg sans les faire oublier. Mais pendant la fête la physionomie calme & majestueuse de Peterhoff s'était transfigurée, la solitude s'était peuplée & le bruit des eaux murmurantes était couvert, sinon étouffé par les mouvements de la foule silencieuse, qui bien qu'elle ose dire un mot à peine en regardant derrière elle avec ce regard furtif de l'esclave qui embrasse tout d'un coup d'œil & le détourne bien vite à l'aspect d'un gendarme, ose cependant se permettre la liberté... de se mouvoir... & même!! d'avancer du côté où elle aperçoit plus d'éclat, de lumière ou de mouvement. L'Illumination a parfaitement réussi, grâce au calme & à la pureté de l'atmosphère. La journée avait été d'une chaleur à peine tempérée par la fraîcheur de la brise que le golfe nous envoyait à travers les senteurs des tilleuls en fleur, & la soirée remplaçait cette chaleur parfumée par une douce fraîcheur quoique moins odorante, vu que les émanations de la foule, des lampions & des mèches fumantes qui s'allumaient & s'éteignaient tour à tour offensaient quelque peu la susceptibilité de nos nerfs olfactifs, mais si quelques nez trop délicats faisaient la grimace, les yeux en revanche étaient charmés, car c'était vraiment d'un aspect fantastique. Les feuilles des arbres & les troncs & les tiges semblaient s'être allumés. Du haut de la terrasse du vieux palais la vue plongeait sur une mer de diamants taillés, & en levant la tête on voyait sur un ciel plus coloré que de coutume cette lueur si profondément pénétrante de la Lune dans son plein, triompher de la lumière factice sur laquelle elle planait.
Nous nous comprenions avec cette chère confidente des âmes solitaires & rêveuses; je l'interrogeais comme un vieil enfant naïf & curieux & elle me répondait avec la tendre condescendance d'une amie plus âgée en inondant mon être intérieur (ce que les Allemands nomment der versteckte Hort) de ces rayons qui ne sont invisibles qu'aux âmes aveugles & engourdies. Un jour j'écrirai peut-être la causerie élégiaque que nous eûmes ensemble ce soir-là. En attendant remettons-nous sur le terrain de la réalité & revenons à la fête. Anna était transportée, sa nature impressible était électrisée, on nous fit monter dans une ligne aux armes & à la livrée impériale & nous parcourûmes en tous sens le parc illuminé en suivant LL. MM. & leur brillante cour. On entendait une musique guerrière se mêler au bouillonnement des cascades écumantes & les eaux tranquilles des bassins de granit réfléchissaient les feux qui les entouraient, tandis que les jets d'eau lançaient leurs fusées humides dans les nuées, d'où elles retombaient en myriades de perles éblouissantes. Nos yeux étaient fatigués & peut-être notre admiration aussi, nous avions besoin de repos, & cependant il nous fallut encore accepter un souper fort élégant chez Mme de Gerebzoff. Les jeunes personnes y firent honneur, quant à moi j'y assistai inactive, hébétée par la fatigue de la journée, & luttai en vain contre les tentatives d'un sommeil gigantesque qui m'attaquait obstinément malgré le monde jeune & charmant qui m'entourait. Enfin nous revînmes chez nous, c'est-à-dire chez les Radziwiłł qui nous avaient offert l'hospitalité pendant notre séjour à Peterhoff. Pour faire plaisir à Anna qui peut-être ouvrira un jour ce livre, je nomme ici les personnes qui étaient dans la ligne avec nous pendant notre traversée féerique. C'étaient les deux pcesses Radziwiłł, Stéphanie & Wanda - les deux cesses Mengden, Lise & Olga la presse Alexandrine Labanoff, Melle Eugénie de Balk & Melle Lydie Gerebzoff - Nous étions neuf femmes & moi hélas leur doyenne!
"Je suis arrivé le 17 juillet (style polonais), et j'ai eu le bonheur, à midi environ, de revoir et de saluer ma chère comtesse Eve dans sa maison Kutaïsoff, Grande Millione. Je ne l'avais pas revue depuis Vienne, et je l'ai trouvée aussi belle, aussi jeune qu'alors. Il y avait sept ans d'intervalle cependant, et elle était restée dans ses déserts de blé comme moi dans le vaste désert d'hommes de Paris. Elle m'a reçu comme un vieil ami, et j'ai regardé comme des heures malheureuses, froides, tristes, toutes celles que je n'ai pas passées près d'elle. De 1833 à 1843, il s'est écoulé dix années, pendant lesquelles tous les sentiments que je lui porte ont, contrairement à la loi commune, grandi de tous les chagrins de l'absence et de toutes les déceptions que j'ai eues. On ne refait ni le temps, ni les affections! Pétersbourg, 2 7bre 1843"
Que pourrait-on ajouter à ces paroles touchantes qui n'en affaiblisse l'exquise & naïve vérité?... Que dire surtout quand on croit les avoir inspirées?... des jours & des mois ont passé là-dessus & je n'ai rien écrit - Que dis-je écrit! je n'ai même pas osé ouvrir ce livre qui me paraissait désormais consacré. Mais le jour de ma naissance le 24 Xbre j'ai voulu avoir ma fête à moi.
Je me suis enfermée je me suis mise à genoux & c'est ainsi que j'ai lu ce qu'une main glorieuse - mais qu'est-ce que la gloire pour le cœur ce qu'une main bien-aimée avait tracé - Il écrivait ceci le 2 Septembre!... Hélas! que ce jour est déjà loin! & cependant il est toujours là, il est toujours présent comme l'étoile qu'on voit sans pouvoir l'atteindre, que j'ai prise pour la devise de ma destinée.
J'ai donc été heureuse! - Je sais enfin ce qu'est le bonheur - un bonheur pur & sans reproche - oserais-je jamais dire même ici combien le mien a été vaste & complet... Mais peut-on décrire à froid & la plume à la main, ce qu'on a senti si vivement! & le pourrait-on même encore faudrait-il s'en abstenir - Le souvenir du bonheur se replie sur lui-même comme la sensitive & ne se laisse effeuiller que par violence - Je veux donc laisser ce doux souvenir s'épanouir à l'aise dans les fraîches profondeurs du cœur qu'il anime sans l'agiter.
... Mais cependant comment ne pas parler de Lui, dans un livre que j'ai choisi pour y verser mon âme tout entière?... Comment ne pas dire tout ce qu'il y a dans cet être de grandeur & de bonté, d'élévation & de douceur, d'intelligence flamboyante & de jeunesse de cœur fraîche, gracieuse, printanière ce cœur sans égal n'a pas ralenti ses battements depuis sa première émotion il sent aujourd'hui comme il sentait à seize ans, à cet âge que Chateaubriand dit être si poétique dans la fraîcheur de ses passions. Ah! je suis trop vieille & d'âme & de corps pour être aimée ainsi j'en ressens comme de la honte, comme des remords... Que de fois tandis qu'il parlait & que sa sublime intelligence servait d'interprète à la vivacité de ses sentiments, je pensais tristement en l'écoutant avec délices que j'étais une créature trop heureuse que j'étais trop indigne d'un tel bonheur... Non, je n'en suis pas indigne puisque j'en sais évaluer le prix & qu'il est pour moi au-dessus de toute valeur... Puis - ne faut-il pas que le bonheur soit gratuit comme la grâce divine, ne dérive-t-elle pas de la même source? Dieu seul est dans le secret de certaines destinées. Lui seul sait pourquoi une pauvre herbe sans nom croît & prospère aux pieds du laurier, tandis que la tulipe triomphante étale ses couleurs loin de lui & périrait si l'on voulait la faire croître sur le même terrain.
Qu'ils sont doux, qu'ils sont rapides ces moments de la vie où le cœur inondé de joie, se dilate & s'épanouit en reflétant un ciel bleu serein & qui semble rayonner d'une jeunesse immortelle! mais qu'elles sont longues les années qui les précèdent & que les heures qui les suivent sont amères & pesamment poignantes!
La joie dont je parle n'était ni cette gaieté bruyante, ni ces plaisirs enivrants sans passé ni lendemain, qui secouent l'âme, mais ne sauraient la satisfaire. Elle se composait au contraire d'une sérénité pure égale continue, blanche pour ainsi dire mais chatoyante comme l'opale & comme cette pierre symbolique, voilant sa flamme intérieure sans pouvoir complètement la cacher. C'est dans les profondeurs de l'âme que s'épanouissait mystérieusement cette douce joie semblable à une fleur inconnue dont on avait attendu & guetté longtemps la floraison & qui s'ouvrait enfin en étalant ses couleurs en prodiguant ses parfums à son asile caché, au sol obscur, abrité, retiré, où elle avait germé.
La vie entière semblait transportée au-delà des bornes matérielles & cependant la réalité était si belle & si bonne qu'on aurait voulu la saisir, l'étreindre, l'enserrer de toutes parts pour l'arrêter. D'abord & avant tout il y avait un bonheur profondément senti, c'était là le fond, c'était comme la toile de ce tableau que Raphaël semblait avoir composé dont il avait crayonné le dessin & où l'on voyait encore tantôt le pinceau de Titien, & tantôt celui de Rubens. Mais sur la base granitique d'une affection longuement & mutuellement éprouvée que de poésie improvisée s'élevait tout à coup! que d'élans que d'effusions spontanées & en même temps quel enchaînement de procédés tendres, que de preuves irrécusables d'un sentiment vif & profond, enfin quel incessant mélange de l'idéal dans ce qu'il a de plus insaisissable & de plus céleste, & du réel, dans ce qu'il a de plus gracieux & de plus attachant. C'était un rêve délicieux & c'était encore & toujours la vie belle, heureuse complète la vie du paradis avant la chute, car le cœur détaché de tout intérêt vulgaire se sentait bercé mollement au milieu des plus pures régions & des plus éthérées avec ce doux abandon qui rappelait l'âge d'or de l'innocence.
Transports, enchantements, bonheur réel, extase de l'Idéal, joies pures, joies naïves, voix intérieures & charmeresses qui me les reproduisez, échos de l'âme, retentissements sonores & vibrants de la voix aimée consolez l'isolement & entretenez l'espoir... faites scintiller entre tous... un souvenir... Comme une étoile qui se détache de son ciel... qu'il vienne tomber sur mon cœur... non s'y éteindre, mais plutôt confondre sa lueur éternelle avec des flammes plus passagères pour en assurer la durée... Oh oui ! que je vive encore ainsi un jour ou deux & puis mon Dieu ! fermez mes yeux - mais laissez-moi auparavant serrer sa main & puis jeter ce cri de naufragée vers vous Domine, Domine, miserere mei!
... Qui dit expiations... épreuves... a déjà prononcé la loi impérieuse du sacrifice. Il ne se passe guère de circonstance un peu importante, d'incident même peu remarquable dans la vie, où l'on ne se voie tantôt forcé, tantôt porté de soi-même à quelque sacrifice d'une plus ou moins grande portée - mais la question vitale, une question à la Hamlet, est de savoir ce qu'on sacrifie & à quoi on le sacrifie. Est-ce un bien réel à une chimère? La passion à son intérêt personnel, cet intérêt lui-même à de chimériques promesses de bonheur - le bonheur réel qui n'est peut-être que l'ordre & la paix à l'enivrement passionné de quelques jours rapides qui secouent l'âme sur leurs vagues orageuses?...
Comment le savoir, dans cette atmosphère chatoyante de l'existence humaine où scintillent les paillettes de la vanité, de l'intérêt de cet égoïsme enfin qui résume en lui les petitesses de la vanité & les calculs de l'égoïsme? Comment le savoir encore dans cette fournaise ardente d'une passion violemment allumée où flambent des langues de feu qui embrasent & dévorent tout ce qui s'offre à leurs inextinguibles flammes... Que devient alors "cette fière raison dont on fait tant de bruit", où est-elle ? Que fait- elle?... Oh! pauvre tête, elle te laisse errer au hasard, comme un navire démâté, sans pilote. - Oh pauvre cœur elle te laisse brûler sans avoir jamais essayé de t'assurer contre ces soudaines incendies.
Les fêtes de famille, ou les fêtes religieuses, ces grandes solennités de la chrétienté, au-devant desquelles l'enfance & même la jeunesse se précipitent avec son insouciante & naïve gaieté ont un côté spécial & qui ne semble pas avoir été assez remarqué. La succession périodique de ces époques secouent l'homme de l'indolence égoïste dans laquelle il s'engourdirait de bonne heure, si dans l'enfance au moins il ne s'était habitué à attendre & à regretter ces jours investis de certains caractères sacrés où se confondent les souvenirs de la religion & les joies pures de la famille. Pour ceux qui n'ont pas été initiés aux douleurs de la vie ces fêtes sont autant de jalons brillants qui marquent la route du passé, & leur attente agite au loin ses banderolles ornées des voiles verts de l'espérance & des couleurs bariolées du plaisir pressenti. Mais pour les âmes blessées qui voient se renouveler une de ces grandes époques si fêtées jadis - elles souffrent, elles saignent, elles gémissent, car leur vue s'arrête tristement sur les places vides & les destinées brisées, sur la terre qui recouvre les mieux aimés sur les larmes la pâleur & les rides qui remplacent la jeunesse la beauté les sourires des autres. La solennité qui se célèbre alors c'est celle des regrets & de la douleur les pleurs tombent des yeux & les soupirs de l'âme & le seul espoir qui console c'est que ceux qui ne sont plus jouissent de ce repos, de cette paix bienheureuse que la terre ne connaît point & qu'elle implore en vain.
Оскільки пані Евеліна не точно цитує записки Ліста, наведемо окремо оригінальний текст.
"Je ne sais, Madame la Comtesse, si je serai le moins du monde en état de répondre à l'attente... (Et à mon tour permettez-moi de me dispenser de toute épithète banale) que vous voulez bien m'exprimer mais à moins qu'il ne [vous] soit positivement désagréable de me recevoir chez vous, permettez que je prenne la liberté de venir vous présenter mes plus respectueux hommages avant mercredi. Peut-être demain, vers 3 heures? F. Liszt. Lundi matin [12/24 avril 1843]".
"Dans 3 jours je quitterai Moscou - Votre commission du Kremlin sera remplie - Samedi prochain j'aurai l'honneur de vous apporter le caillou - à cette occasion nous reprendrons si vous le permettez notre conversation sur d'autres cailloux plus inutiles encore, - mes idées et les choses que je ferai peut-être - Et peut-être sommes-nous moins loin de nous entendre qu'il semblerait. Votre lettre dont je vous remercie de tout cœur remue une infinité de choses et de questions je voudrais un jour ou l'autre y répondre d'une façon nette et précise - mais tout en battant de l'aile il serait difficile de vous atteindre aux hauteurs où vous vous élancez. Pardonnez-moi d'avoir tant tardé à vous écrire - mais j'ai été accablé de besognes et d'ennuis. Les inutilités et les faux-semblants ont dévoré ma vie. Mais me voici bientôt arrivé à un terme meilleur... croyons-le du moins n'est-ce pas ?... A bientôt davantage et mieux. F. Liszt - 15 Mai"
"Je ne sais Madame s'il me sera possible de vous voir aujourd'hui. Vous passerez probablement une partie de votre journée à la Parade et moi je ne sais trop ce que je deviendrai. Voici la brique [?] du Kremlin; ma loyauté hongroise à laquelle vous voulez bien en appeler ne me fera j'espère pas faute dans d'autres occasions; pour celle-ci, il n'y en a eu nul besoin, car ce m'a été un véritable plaisir que de m'acquitter fidèlement d'une commission dont vous avez bien voulu me charger. Mille respectueuses tendresses. FL. Samedi matin [22 mai/3 juin]"
"Il était trop tard', soit en arrivant, soit en quittant votre rue pour vous faire ma visite, hier et avant-hier. Si vous vouliez être très aimable pour moi, Madame la Comtesse, vous m'en voudriez un peu, mais je n'ose me flatter de cette distinction. Et pourtant je ne sais à quel propos je voudrais compter sur votre "intérêt" - non - sur votre - "affection" - Je ne la vaux guère mais sur quelque chose; que je n'hésiterai pas à définir et qui me serait doux et bon. Mille respectueuses tendresses. F. Liszt. Jeudi matin."
"J'espérais pouvoir venir vous voir aujourd'hui, Madame la Comtesse, mais j'ai été retenu par trente six ennuis à la maison et c'est d'autant mieux, car je me sens horriblement nerveux, et tout souffretant depuis ce matin. Demain ce sera passé peut-être - en tous cas, je viendrai frapper à votre porte entre 2 et 3 heures. Mille hommages empressés."
"Je suis un peu plus calme aujourd'hui - mais vous avez raison - il me faut expier sinon la réalité (celle-là est impossible pour moi), mais du moins le rêve d'une gloire. Vers 2 heures, je serai chez vous; et s'il m'est possible, avant. [Non signée]"
"[Pétersbourg, samedi 5/17 juin 1843.] Je n'ai point forcé la consigne; je ne vous ai point désobéi - Et pourtant il m'aurait été doux de vous voir encore une fois, Madame. Pardonnez-moi si j'ai été brusque et violent dans nos discussions - et daignez pour maintenant, ni me juger, ni me condamner, ni m'absoudre. Peut-être nous retrouverons-nous quelque part d'ici à deux ans; peut-être aussi serez-vous alors moins mécontente de moi. En attendant, le comte Wielhorsky, mon plus ancien et plus excellent ami de Pétersbourg, s'est chargé de vous remettre les 2 volumes de l'Histoire de Dix ans, que vous avez bien voulu me prêter, et que le relieur n'a pu me rendre à temps. Si par hasard, la très charmante idée de m'écrire vous venait, il vous dira où m'adresser. Veuillez bien remercier très particulièrement Balzac de sa dédicace; je lui en sais tout à fait gré - et vaux peut-être que quelques-uns songent à moi de près comme de loin, ce qu'il n'est pas obligé de savoir. Samedi (2 heures du matin)."
"[Stuttgard, 13 nov. [1843] Je ne sais où vous trouveront ces lignes que Madame votre sœur veut bien se charger de vous faire parvenir. Elles ne peuvent rien vous apprendre sur moi. Ma vie extérieure ne saurait changer avant 2 ou 3 ans, ainsi que je l'ai déjà dit - et celle-là ne vaut vraiment pas la peine que j'en parle davantage. Les journaux et les correspondances des tiers et quart en dessinent le squelette. Quant à ma vie intime, la vie de ma pensée et de mon cœur (- mais vous me refusez je crois ce terrible luxe?) je sais encore moins en parler avec vous, que d'ailleurs j'aime infiniment mieux écouter me prêcher et me sermonner. Ainsi donc, ni plus ni moins que Bridoison, dont la façon de penser est de ne savoir que dire, je me trouve tout bêtement court vis-à-vis de vous, et tiens seulement à ne pas être tout à fait effacé de votre gracieux et bienveillant souvenir. Voilà pourquoi je me mets humblement à vos pieds et vous demande votre bénédiction que je soupçonne pourtant d'être poétiquement hérétique. F. Liszt. Si vous avez le loisir de m'écrire deux lignes - vous me ferez un véritable plaisir. Adressez à Weymar."
"[Magdebourg, 16 mars 1844.] Les courants magnétiques (auxquels avec votre permission, je crois tout aussi fermement que votre gracieuse Éminence!), ne se dessèchent et ne se tarissent point. Bon nombre de grenouilles pensent y coasser, de misérables herbages les embarrassent, il est vrai, mais l'effluve magnétique n'en circule pas moins irrésistiblement... Où? Jusqu'à quand? Qui le saurait?... Et puisque je me pare de vos plumes chatoyantes et m'approprie vos comparaisons, laissez-moi tout pédantesquement établir une différence laquelle, comme de raison, est entièrement à mon désavantage. Vous souvient-il du lac de Genève? Avez-vous remarqué à quelque beau jour comme ses belles eaux bleues sont traversées par un courant d'une nuance plus bleue encore et combien ce mouvement presque insensible entraîne doucement la pensée et complète ce grandiose et harmonieux paysage? Ainsi de votre courant. Quant aux miens, ils se croisent et se brisent. Les grenouilles, les herbages et les rocailles leur font obstacle. Je n'ai point comme vous les rives d'un beau lac pour refléter paisiblement les cimes neigeuses et les arbustes en fleurs. Le courant m'emporte en entier, tandis que vous pouvez tout à loisir et rêver et vous livrer à ses adorables superstitions des âmes tendres... Mais brisons là-dessus, une correspondance avec vous réalise passablement la fable du Chien et de l'Ane du bon Lafontaine. Ce que vous dites avec une si inimitable grâce, je le répète tout patau- dement et, pendant que vous vous laissez suavement emporter sur les nuages azurés de votre fantaisie vers les régions éthérées où vous cueillez les plus belles fleurs de la poésie et du sentiment, je dois me traîner à quatre pattes dans le monde des plates réalités, ignoble et grossière contrefaçon, comme vous dites si bien, de ce monde idéal vers lequel une inextinguible Sehnsucht, et je ne sais quel profond mal du pays nous attire toujours. Si vous êtes encore dans la gracieuse intention de m'écrire les beaucoup de choses que vous me promettez dans votre ravissante lettre, Madame, j'en serai tout charmé. Quoi que vous me disiez, j'écouterai et admirerai la façon dont vous dites. Vos lettres sont pour moi une espèce de musique douce et mystérieuse qui me console singulièrement de l'autre que je suis obligé d'écouter et de faire. A ce propos, je vous dirai, car je sais que vous daignez vous y intéresser, que j'ai un peu travaillé. Me permettez-vous de vous envoyer par ambassade mon «Buch der Lieder»? Quant à mes histoires de piano je ne vous les propose pas; elles sont par trop embrouillées. Dans quinze jours, je serai à Paris. Ne me chargez-vous de rien pour Balzac? En tout cas je compte un peu sur votre bonté d'âme pour me pardonner d'avoir tant tardé à répondre et ne pas me tenir rigueur pour trop long temps. FL.
Mon adresse - pendant avril et mai. - 19 rue Pigalle - Paris. Si la fantaisie vous prenait de me faire toutes sortes de questions - cela me mettrait plus à l'aise. Magdebourg, 16 mars 44."
Roger Pierrot "Eve de Balzac" (1999)