28 Mai 1839.
Etes - vous enfin chez vous ? Je pense que votre joli cabinet vous va mieux comme appartement que la grosse berline où vous séjournez assez fréquemment et dont je ne suis l'amie que lorsque c'est vers moi qu'elle vous traîne . Quels bons moments vous m'avez fait passer , chère Princesse ! A présent me voici revenue au silence de la bouche quand je suis seule , comme à celui de la tête quand il m'arrive de rencontrer quelqu'être à deux pattes . Votre doute au sujet de ces vers :
Noi veggiam , come quei ch'ha mala luce
Le cose , disse , che ne son lontane .
me fait relire et reétudier Dante qu'on ne peut goûter qu'en l'étudiant . Il me semble apercevoir la raison de cette vue qui saisit l'avenir sans pouvoir saisir le présent ; mais je ne puis encore fixer ma pensée :
... io rimango in forse
Che'l sì e'l no nel capo mi tenzona.
Je ne vous en parlerai donc pas pour cette fois . Mon Dieu , que de beautés dans ce divin poète ; quelle profondeur de pensée jusque dans les genres de peines assignées à chacun des genres de fautes ! ....
Mon gros Mariana va son train . J'y joins la lecture de plusieurs autres ouvrages sur le même sujet . La chronique de Giovanni Villani y vient prêter son intérêt et son charme . Je bénis la Providence de m'avoir donné de bons yeux pour lire , et une mauvaise tête , assez vide pour avoir beaucoup à y mettre . Il y aurait de quoi devenir fou d'ennui , si l'intelligence ne nous portait parfois hors du cercle étroit et aride qui nous tient enfermés .
Avez - vous des orages comme nous en avons ? Sont - ils accompagnés , comme ici , d'effets de lumière dignes de l'Italie ? Je préférerais cependant que leurs effets fussent dignes de la Terre promise et que nos blés s'en trouvassent mieux . Voici du prosaïsme tout pur . Les interessi ont la maussade puissance de nous dépoétiser : ils nous rabaissent au niveau d'une raison qui gît tout à plat sur la terre et ne s'en relève plus ; l'harmonie de la vie en est détruite , le trivial du positif jure avec le peu de jouissances que nous cherchons et que nous ne pouvons saisir que hors du cercle de nos existences réelles . Il nous faut partager notre être en deux pour en livrer une partie au cœur , à l'intelligence , et l'autre à la poche .
Je ne puis vous dire combien la mort de cet excellent Casimir Czetwertynski me fait de peine ! Il semble que Dieu veuille nous enlever ce que nous avons de plus distingué comme caractère et moyens ! Sa pauvre mère ! Combien je la plains ! Ma belle sœur Vladimir part ces jours - là pour Paris , où Mademoiselle Ludomille Komar va mettre sur son chef la couronne princière en épousant le vieux Prince de Beauvau ! Voici tout ce que j'ai à vous dire en fait de nouvelles , si ce n'est pourtant la mort de Mad . Lanckoronska , ma double parente comme Rzewuska et Potocka . Pauvre femme ! La gloire céleste la place sans doute non loin du Kaiser Franz qui était son adoration , ainsi que toute la race autrichienne .
Je suis contrainte de finir mon bavardage que vous ne trouverez que trop long pour ce qu'il vous dit . Donnez - moi un petit mot de nouvelles , je vous en prie ; vous savez , chère Princesse , combien cela me fait de bien d'en recevoir , et laissez - moi vous dire encore de cœur et d'âme que vous me rendrez heureuse quand vous m'accordez quelques mo- ments , et le bonheur entraîne la reconnaissance .
Adieu , très chère Princesse . Venceslas est à vos pieds , moi à votre cou , et je prie le Prince Nicolas de recevoir mes mille et mille compliments .
10 Juin 1839 .
Chère Princesse , je suis inquiète de vous . Boleslas m'a dit que Mad . votre mère était allée vous trouver pour cause de maladie . Qu'est - ce donc , qu'avez - vous ? Je crains que votre cheval ne vous ait menée ventre - à - terre à quelque mal sérieux .
Mes journées se passent à couper les vilains poils de mon jardin . C'est une fureur à défaut du sec , j'enlèverais le vert pour le plaisir de tailler . Ce gros ouvrage m'hébète à ravir ; il me fait oublier de penser à mille choses qui me lutinent l'esprit , il me débarrasse de l'encombre fort inutile et peu commode des prévisions et réflexions ; rien de tout cela ne fait sabot à la roue ; la destinée n'en roule pas moins son train , comme on le veut là - haut et comme je ne m'en soucie guère ici - bas .
Je suis privée de l'un de mes fils depuis huit mois et de l'autre depuis quartorze . Mais la vie se moque bien de ce temps perdu pour le cœur ; elle ne l'en compte pas moins pour sa durée . La Traîtresse ! Que ne peut - on lui dire : "Attends donc que je reprenne mes ouvrages !" Mais non , la voilà qui court on ne sait par où , on ne sait jusqu'où et nous , de courir avec elle sans que rien de perdu se puisse rattraper . Que c'est bête et maussade !
Je n'ai pu aller vous voir jusqu'ici . J'ai eu assez long- temps un pied blessé et déchaussé , Phyloctète ne boitait pas mieux . Depuis que mon pied est rentré en fonction , les jambes de mes chevaux ont renoncé aux leurs . Ces sottes bêtes se sont mises à crever à l'envi les unes des autres . Je n'en ai plus que deux qui me tiennent aux arrêts .
14 Juin .
C'est tout de bon au propos interrompu , que joue ma lettre . Mon bien aimé Constantin m'est arrivé tout à la traverse de ce que je vous disais . Que je suis heureuse de l'avoir ! Que ne puis - je tenir l'autre aussi ! Il faut en vérité que le cœur soit quelque chose de bien vaste , puisque deux fils y peuvent tenir .
Je n'ose vous parler de Mad . Ernest. Vous devez être bien affligée . La pauvre petite veut arranger sa destinée autrement que Dieu ne l'a voulu . Il lui dira : « Faites , je ne m'en mêle plus » et tout ira de travers . Elle ne se doute pas du fagot d'épines où la voici mise de son plein gré . Tâchez de remboîter cette existence disloquée , tâchez de re- mettre les choses à leur place . Pardon si je vous en parle , mais j'ai le cœur tout mal à l'aise . Le monde en jase , Dieu s'en fâche , les hommes en rient et la pauvre enfant en pleurera un jour . J'ai bon espoir en vous . Que le Ciel bénisse vos efforts ! Dites - moi un mot sur tout cela , mais surtout parlez - moi de votre santé , ma très chère Princesse .
28 Juin 1839.
Nous voici dans un chaos de meubles , livres , papiers , murailles , portes et fenêtres . Figurez - vous qu'en réparant une cave défoncée auprès de la bibliothèque , il s'est trouvé que cette bibliothèque ne tenait plus qu'en l'air , tout le fondement en étant pourri . Je regarde comme une grâce de Dieu de n'avoir pas été écrasée dans cette chambre , et la chose fût arrivée un jour ou l'autre , sans cette honnête personne de cave qui , en s'affaissant , a fait découvrir l'état ruiné de sa voisine . Peut - être ferons - nous le salon de cette pièce .
Marie continue d'être aussi solitaire que de coutume , j'en bénis Dieu . On a si peu de joie à communiquer les uns avec les autres que vaut autant ne pas se voir . Je n'en dis cepen- dant pas ainsi pour chacun , car en vérité , quand c'est vous que je vois , la solitude ne me paraît plus qu'une sotte et maus- sade chose .
Il faut que vous me pardonniez ma sotte lettre , chère Princesse . Je suis horriblement pressée , car il m'est survenu des lettres auxquelles je ne m'attendais pas et qui me forcent à vous quitter . Je le fais en vous disant combien je vous suis tendrement attachée et heureuse quand je vous vois . Recevez - en la douce expression et permettez à Venceslas de se mettre à vos pieds .
M. P.
Sitkowce , 4 Juillet 1839 .
Vous voilà donc occupée de la bonne et douce œuvre de consoler la pauvre Psse . Czetwertynska , dont la douleur pèse sur tout les cœurs de mères et bien plus encore sur le cœur de celles qui ont connu le fils qu'elle pleure . Puisse Dieu dans sa miséricorde , adoucir une aussi déchirante douleur , par un don plus abondant de sa grâce ! Je le lui demande pour la Princesse et le prie d'alléger le poids de son malheur , par la pensée de la félicité dont cette belle âme doit jouir . Mon Dieu ! que de tortures de cœur en cette triste vie ! La foi seule les fait supporter , cette douce foi qui ne vit en nous qu'autant qu'elle s'y appuie sur l'espérance et l'amour .
L'affaire de Wilna n'est malheureusement que trop vraie . Gorczakoff, Adlerberg et l'inspecteur de la police de Varsovie ( j'oublie son nom ) sont nommés pour l'enquête . Il en résultera que nous sentirons la chaîne serrée de quelques anneaux de plus . Vous connaissez sans doute les détails de la conspiration républicaine dont les événements de mai ont été la suite à Paris . C'est 93 évoqué , non plus au nom de la Déesse Raison et sous le patronage des Saints Carotte , Choux , etc. , mais bien au nom de Christ , l'illustre démocrate , le sublime prolétaire , ainsi que s'exprime la proclamation d'Auguste Barbier, proclamation signée hélas de . . . . de ce beau nom de Lamennais ) qui n'aurait jamais dû servir que de sceau à la Vérité . En voyant de pareils êtres tomber aussi bas , la chute des anges n'a plus rien qui étonne . Quant à moi , j'en ai le cœur serré , moi qui aimais tant cet homme , dont le génie me semblait un torrent destiné à tout entraîner vers la vérité et qui loin de là , déborde et se perd dans l'erreur . Peu de choses m'ont fait autant de peine . Mais cela ne m'empêchera pas de prier tous les jours pour lui , ainsi que je m'en suis fait un devoir depuis assez longtemps .
Voici que je bavarde à outrance , ma chère Princesse , mais vous êtes faite à ma loquacité , vous qui comptez parmi le petit nombre d'êtres qui sont en puissance de la provoquer . Il faut pourtant y mettre fin . Je le fais en vous disant que votre lettre m'est arrivée , et que je vous en remercie . J'userai de la nouvelle adresse sans espérer toute-fois que notre dialogue épistolaire en devienne plus vif ; nous sommes condamnées par nos postes à la longanimité du Tsar , dont la question attend sa réponse au tour du cadran .
Adieu pour tout de bon , permettez - moi de vous em- brasser de tout mon cœur . C'est ce que je connais de mieux en fait d'expression et d'assurance , de tendres sentiments .
Sitkowce , 23 Août 1839 .
Vous voilà donc occupée de la Psse. Czetwertynska . S'il est un petit nombre d'élus pour jouir des joies du Ciel , il en est un aussi pour répandre les consolations sur cette terre ; et vous êtes de ce nombre si petit , puisqu'on n'y est admis que pour en être digne . Bénissez - en Dieu , chère Princesse ; il vous accorde la plus pure douceur de cette vie .
Les Mémoires de Silvio Pellico m'ont l'air de ne nous être point parvenues de première main . Il y a souvent dans Andryane un ton de déclamation et d'emphase qui ne peut être l'expression du cœur qui a souffert ; celui qui a senti n'a pas écrit , celui qui a écrit n'a pas senti ; on s'en aperçoit à chaque page . Et puis , quelle prodigalité de ces phrases banalement poétiques qui ne sont plus que la fri- perie des ornements du style ! La souffrance qui parle est simple dans ce qu'elle dit ; quel est l'ornement qui ne perd sa valeur sur elle ? Le malheur est comme la beauté : Vénus est sortie nue du sein des eaux , et le monde l'a admirée . Je crois aussi qu'il y a dans les Mémoires bien de petites circonstances arrangées après coup en manière de rinforzando de l'intérêt général .
Jusqu'ici j'aime mieux Silvio . Peut - être changerai - je d'avis , ou si j'y persiste , j'aurai tort peut - être . —
J'ai eu le plaisir de voir Mr. votre père un moment ici . Nous avons bien parlé de vous , chère Princesse , et poussé force soupirs sur les mauvais temps . Grégoire VII a été fort sur le tapis ; Henri IV , livré à mon attaque et protégé par la défense de Mr. votre père . Voilà comment se sont passées deux ou trois heures .
Adieu , chère Princesse . Je n'ose plus vous parler des aigrettes de vos V , car alors vous me reprocherez la structure informe de tout mon alphabet . Chacune de mes lettres aujourd'hui sont autant de Missgeburten , mais que faire ? Dieu seul n'a pas besoin de temps pour hervorzubringen , et moi , je n'ai pas un instant pour barbouiller ce peu de mots . Permettez - moi , chère Princesse , de vous embrasser de toute la tendresse de mon cœur .
[ 1839 ]
Chère Princesse , un poslaniec de votre part est toujours un bien venu ; la poste le serait de même si elle arrivait , ou du moins n'arrivait pas à pas de tortue boiteuse . La lettre que vous m'avez écrite par voie de cette horrible tortue m'est parvenue si tard que je n'ai plus eu le courage d'y répondre . Il faudrait un sangfroid plus qu'ottoman , pour entretenir une conversation dont nos mużyk, montés sur leur rats écorchés seraient chargés de transmettre les pensées . Mais ce que je regrette beaucoup , infiniment , c'est cette bonne lettre que vous m'aviez écrite à la lueur de vos bougies s'éteignant par degrés à mesure que la nuit avançait . Le silence et le calme nocturnes nous laissent si bien à nous-mêmes , qu'il serait impossible de ne pas parler du fond de son cœur , et dans toute l'intimité de ses pensées pendant ces heures solitaires . Aussi me semble-t-il avoir beaucoup perdu à cette lettre où vous m'en disiez peut-être plus que vous ne vouliez , mais pas plus que je n'eusse été heureuse d'en entendre de votre bouche . Combien je serai enchantée de vous voir ici après les fêtes ! Ne changez pas de pro-jet , je vous en supplie . Je vous dirai alors pourquoi je ne suis pas venue vous voir . C'est une longue histoire de maux et de maladies .
J'ai su l'exil de Mad . votre tante , mais j'ignorais que Mr. Dionysy fut condamné au même sort . Combien cela me perce le cœur ! Nous vivons dans un temps où si même on trouvait un peu à vivre pour son propre compte , on en serait bien empêché en songeant à tant d'autres qui souffrent .
Je prie le Prince Nicolas de recevoir mes compliments empressés et demande à Mlle . Marie la permission de l'embrasser . J'espère que pour me l'accorder , elle ne devra plus se détacher du sein de sa chère maman . Je n'y vois plus et ne peux que vous réitérer encore les expressions de mon dévouement .
Marie Potocka .
18 Février 1840 .
Restez - vous encore quelque temps chez Mad . votre mère , chère Princesse ? Je voudrais me trouver sur votre chemin . Je vous arrêterais , ou bien même je vous enlèverais , quitte à vous rendre sans rançon . La jouissance de vous avoir vue suffirait au prix de ma capture . Que faites - vous quand vous ne dansez pas ? Lisez - vous à bride abattue comme d'habitude ? Pour moi , je n'aime plus qu'à épeler dans de vieux bouquins où l'on ne perd rien à prendre largement son temps pour arriver en toute quiétude jusqu'au bout de son paragraphe . Les ouvrages du jour nous fouettent comme une toupie ; une fois lancée , il faut courir et courir à travers son livre , faute d'y rien trouver qui serve de point d'arrêt . C'est presque le martyr de :
La bufera infernal , che mai non resta ,
Di qua , di là , di giù , di su ci mena ,
sans aucun espoir de halte .
Au reste je ne parle que de ces ouvrages à la douzaine dont nous sommes inondés et où l'on se noie comme dans une mer de riens . Adieu , chère Princesse , soyez gaie et heureuse tant que faire le pouvez dans cette maussade vie qui , tôt ou tard , nous montre les dents et fait preuve de sa très méchante humeur .
Il est presque minuit . Je vous quitte pour mon lit ; rien de tel que de dormir , quand il n'est pas gai de veiller . Le non - sens du rêve l'emporte de beaucoup sur la philoso- phie de l'esprit comme allègement aux maux de la vie . Laissons donc leur puissance aux heures accordées à ces doux rêves , et bonne nuit , chère Princesse .
M. P.
26 Février 1840 .
Que faites - vous , ma chère Princesse ? Dans quel coin de nos contrées vous trouvez - vous tapie sous ce beau linceuil blanc où nous voici ensevelis ? Boleslas m'a dit que Mr. votre père devait le venir voir à Niemirow . J'en profite bien vite pour vous dire un petit mot que Mr. Iwanowski ne me refusera sûrement pas de vous porter . Mais que vous dirai-je ? que je respire , car vivre n'est pas le mot propre à ce que nous faisons sous cette neige et dans ces solitudes . Quant à vous , on vous recherche sans doute beaucoup et vous devez être continuellement entourée . Combien de volumes avez-vous avalés depuis que nous ne nous sommes pas vues ? Pour mon compte , je m'en tiens quasi au Kalendarz Berdyczowski ) , me sentant devenir de plus en plus trop stupide pour comprendre autre chose ; et que peut-on comprendre quand on lit à travers mille pensées inquiétantes et tristes ! Tacite cependant me réveille , j'en fais ma lecture favorite pour le moment . Je crois que cet homme ferait penser une vache si elle le lisait , tant il féconde l'intelligence à laquelle il s'adresse . Je néglige l'anglais , je lèche un peu d'italien et voilà tout . Quant aux ouvrages nouveaux , je ne sais même pas s'il en paraît .
Je voudrais positivement vous voir cet été , chère Princesse , et je pense vers Pentecôte ; jusque là je travaillerai à me dérouiller un peu afin de ne pas vous paraître trop sotte . Adieu , chère Princesse , permettez à la plus stupide des amies de vous embrasser de tout son cœur .
M. Potocka .
20 Mars 1841.
Je joins ici des vers de Th . Campbell. Ils sont beaux , très beaux , je les ai déjà relus plus de vingt fois depuis hier que le livre est entre mes mains . Vous en serez contente ; soyez cependant prudente. J'ai fait une grosse écriture afin qu'elle soit lisible , et puis , vaut autant qu'elle ne soit pas la mienne , bien qu'il ne s'agisse que de littérature dans mon envoi . Ces vers sont tirés d'un recueil qu'on m'a prêté . J'y joins des vers de Roger sur la vie .
Me voici seule , seule comme les hiboux ( auxquels je ressemble par parenthèse ) . Cette solitude me va . J'y jouis de je ne sais quelle sérénité que les hommes troublent souvent comme les nuages gâtent le ciel ; et puis , pour nous autres femmes , le sentiment de l'indépendance n'existe que dans la solitude puisqu'il suffit de nous trouver devant quelqu'un pour devenir l'esclave de quelque chose .
Adieu , chère Princesse , comment avez - vous fait votre voyage entrepris à la nuit tombante ?
21 Avril 1841 , Sitkowce .
Les Chère Princesse , votre lettre m'a fait un sensible plaisir , mais elle a mis près d'un mois à venir me le donner. Les postes traînent nos épîtres à pas de tortues . C'est en quelque sorte une manière de les faire survivre au temps ; les vôtres n'ont pas besoin de cet expédient : elles pourront être lues . par les générations à venir ! Ce que vous me dites du triste engourdissement qui saisit l'âge avancé , me semble assez vrai . Aussi m'arrive-t-il de me demander si mon thermo- mètre n'est pas tombé à zéro et si le froid de la stupidité ne me gèle pas déjà ? Mais les peines de la vie ne sont-elles pas là pour nous ranimer ? Elles viennent à tous moments frapper les tisons qui s'éteignent pour en faire jaillir l'étincelle . C'est le poker des cheminées anglaises . Quand on a cessé de vivre pour soi , on recommence pour ceux qu'on aime , et dès lors , les souffrances du présent contre lequel on ne peut rien , les appréhensions d'un avenir qu'on ne verra plus , mille craintes et quelques faibles espérances ont bien de quoi faire aller la vie du cœur . Tant que cette vie s'agite en nous , elle y cherche la participation de l'intelligence , et demande à se colorer de sa lumière , car l'existence est inséparable de la lumière . J'en conclus qu'il n'est pas d'absolue nécessité de devenir bête en vieillissant ; et j'en suis bien aise , car les bêtes m'assomment et il ne me sourirait guère d'avoir à m'assommer de mes propres mains .
Il en est des jouissances intellectuelles comme des joies que nous promet le ciel : chacun en prendra sa capacité et se trouvera pleinement satisfait .
4er Mars 1842 .
J'avais entrepris à votre recommandation la lecture de Don Juan; mais j'avoue qu'en dépit de ma vieillesse , il m'a été impossible de continuer . Je vous admire , vous autres jeunes femmes , d'avoir le regard assez ferme pour pouvoir tout fixer . Pourquoi vouloir tout connaître ? Le fruit de l'arbre de la science fit rougir Eve elle -même : ne rougirons nous pas de nos âmes , quand le voile de leur sainte ignorance sera déchiré ? Croyez-moi , chère Princesse , la pureté , la pudeur peuvent être comprises par une femme dont l'intelligence cherche la révélation du mal , mais elles ne peuvent plus vivre en elle . The tree of science is not that of life , dit Manfred.
Vous me trouverez ridicule , prude bégueule ; soit , mais il ne m'en sera pas moins impossible de suivre Don Juan sur sa route fangeuse . Adieu , très chère Princesse !
Sitkowce , 31 Mars 1842 .
Ma chère Princesse , je suis atterrée du malheur dont Mr. et Mad . Iwanowski viennent d'être frappés. Mon Dieu qu'ils sont malheureux et que la volonté d'en haut nous est incompréhensible ! Il vous sera facile de comprendre la part si vive que je prends à l'affreuse douleur de votre oncle et de votre tante . Non seulement je leur conserve toujours ma bien véritable amitié d'autrefois , mais encore , dans les temps où nous sommes , le malheur de chacun est le malheur de tous . Si vous allez chez eux et que j'ose espérer pouvoir leur être nommée dans un pareil moment , veuillez leur parler de moi avec effusion de cœur . Combien vous êtes excellente de vous lancer ainsi au loin pour aller porter vos consolations à ces pauvres parents si accablés de douleur ! Vous êtes heureuse de pouvoir remplir un aussi saint devoir et plus heureuse encore d'être digne de le remplir , car , selon ce que m'en dit le cœur , une des marques les plus assurécs que Dieu est content de nous , c'est de nous accorder la possibilité et la force de ne manquer à aucun des devoirs pénibles de la vie .
28 Juillet 1842 .
Très chère Princesse , il faut absolument que vous veniez passer huit à quinze jours avec nous , non pour nous à la vérité , mais pour nos bois , pour nos sites . Je suis de plus en plus folle de nos contrées , elles ont un caractère de beauté qui leur est propre , qui ne ressemble à rien et dont le charme est inexprimable . Je vous mènerai dans les villages voisins , nous passerons des journées dans les bois , nous nous y perderons , nous nous retrouverons , la poésie nous sourira de toutes parts , vous lui direz mille jolies choses et moi , je jouirai de vous deux . N'est-ce pas un véritable plaisir patriarchal que je vous propose ? Vous aimez ce genre , je ne vous appellerai plus que ma belle Rebecca .
Je vous embrasse bien tendrement .
M. P.
2 Septembre 1842 .
Vous avez mission de me préserver du crétinisme . C'est vous qui venez donner le coup d'éperon à ma tête laquelle s'abat trop souvent comme font les vieux ânes . Un jour de causerie avec vous , une lettre de Woronince me font reprendre à cette bonne vie de l'esprit qui , de toutes les vies , est en resumé la moins sujette aux mécomptes . L'intelligence trouve toujours sa besogne à faire ; le cœur se plaint souvent d'être gêné dans la sienne ; et quant à celle de la vie matérielle , qui de nous ne sait les soins qu'on y prit souvent en vain ? Somme totale , on a meilleur marché de penser que d'aimer et d'agir . Ce que vous me dites du monde m'inquiète un peu et même beaucoup . Vous aurait - il atteint de son souffle tout chargé d'intentions hostiles ? La malveillance exhale un air qui , sans dégrader ce qu'il touche , n'en altère pas moins la fraîcheur et la joie de la vie intérieure . Mais dites vous bien qu'il n'est pas de jeune femme qui n'ait passé sous ce scirocco de cuisante haleine . Il ne faut pas trop s'en inquiéter : le vent ne hâle pas le lys ; l'important est de rester lys ; on en sera toujours blanche à souhait .
Vous voilà amante de la solitude ! Je suis sa vieille amie , sans que jamais nous nous soyons boudées un seul instant . Je l'aime surtout par amour de l'harmonie . Au physique , elle a l'harmonie des négations du bruit et du mouvement ; au moral , elle nous fait jouir de l'harmonie de notre être ; aucune pensée , aucun sentiment ne s'y élève en nous comme un ton faux à travers un accord . La solitude est un tout parfait que la diversité ne fractionne pas , qui ne tire pas notre âme à mitraille , comme le fait le monde ; un tout harmonieux qui nous fait si bien jouir de nous-mêmes . Je n'aime pas Montaigne sur cet article ; ne dirait - on pas qu'il prend la solitude pour un bon lit , où l'on se prélasse à l'aise et dans une alcôve dont ni puces , ni poux ne peuvent approcher ? En général , Montaigne me semble ravissant par ses pensées détachées , par son expression si pittoresque ; mais l'ensemble de ses chapitres me paraît bien insuffisant et à peu près impossible à résumer .
7 Septembre 1842.
La douleur tombe comme grêle sur ceux de notre nation . Dieu frappe et frappe sans relâche ! Que pourrions- nous faire pour le fléchir ? Il faudrait devenir des saints et des saintes . Mais quel long travail ! C'est celui de Pénélope : un instant on est tout entier au bien ; puis revient le gros temps de l'âme qui la remue , la bouleverse et rejette à la surface ce qu'elle a d'impur et de mauvais . Les peines , les douleurs de la vie évoquent souvent en nous certainsmouvements de mauvaises passions qui dans le calme du bonheur se tairaient à jamais au fond de nos cœurs ; ainsi que bien des monstres de la mer ne bondissent jusqu'en haut de ses vagues que lorsque la tempête l'a soulevée . Ne perdons pourtant pas courage , et vous surtout , vous qui êtes si jeune et qui avez tant de temps par devers vous pour vous rendre parfaite aux yeux de Dieu .
Vous me dites pourquoi le sacrifice de nos douleurs laisse dans l'âme un vide qu'il faut combler . Ne trouvez - vous pas plutôt que le sacrifice a plus de vie que la jouissance et que lorsque notre volonté cède à celle de Dieu , c'est la terre qui se retire devant le Ciel et nous y laisse dans une atmosphère plus pure , bien que la douleur y puisse régner encore ? J'avoue d'ailleurs que je ne me suis jamais sentie le cœur confectionné à la façon du tonneau des Danaïdes . Rien de ce qui est entré dans ce cœur n'en est plus ressorti et je me suis plus souvent plainte du traboccare que du vide . Quant à l'étude , vous avez raison de la nommer un opium pour nous autres chétifs êtres féminins . Mais si cet opium assoupit les peines de l'âme , elle en nourrit aussi les forces ! L'histoire surtout , l'histoire ce compas de réduction qui reporte sur toutes les échelles telles petites qu'elles soient , les leçons et l'expérience des grandes destinées , et donne à chacun le courage de traverser son petit orage en offrant le tableau des tempêtes dont les puissants de la terre ont été ballottés cette chère histoire surtout est une étude bien salutaire et satisfaisante .
7 Septembre 1842.
La douleur tombe comme grêle sur ceux de notre nation . Dieu frappe et frappe sans relâche ! Que pourrions- nous faire pour le fléchir ? Il faudrait devenir des saints et des saintes . Mais quel long travail ! C'est celui de Pénélope : un instant on est tout entier au bien ; puis revient le gros temps de l'âme qui la remue , la bouleverse et rejette à la surface ce qu'elle a d'impur et de mauvais . Les peines , les douleurs de la vie évoquent souvent en nous certainsmouvements de mauvaises passions qui dans le calme du bonheur se tairaient à jamais au fond de nos cœurs ; ainsi que bien des monstres de la mer ne bondissent jusqu'en haut de ses vagues que lorsque la tempête l'a soulevée . Ne perdons pourtant pas courage , et vous surtout , vous qui êtes si jeune et qui avez tant de temps par devers vous pour vous rendre parfaite aux yeux de Dieu .
Vous me dites pourquoi le sacrifice de nos douleurs laisse dans l'âme un vide qu'il faut combler » . Ne trouvez - vous pas plutôt que le sacrifice a plus de vie que la jouissance et que lorsque notre volonté cède à celle de Dieu , c'est la terre qui se retire devant le Ciel et nous y laisse dans une atmosphère plus pure , bien que la douleur y puisse régner encore ? J'avoue d'ailleurs que je ne me suis jamais sentie le cœur confectionné à la façon du tonneau des Danaïdes . Rien de ce qui est entré dans ce cœur n'en est plus ressorti et je me suis plus souvent plainte du traboccare que du vide . Quant à l'étude , vous avez raison de la nommer un opium pour nous autres chétifs êtres féminins . Mais si cet opium assoupit les peines de l'âme , elle en nourrit aussi les forces ! L'histoire surtout , l'histoire ce compas de réduction qui reporte sur toutes les échelles telles petites qu'elles soient , les leçons et l'expérience des grandes destinées , et donne à chacun le courage de traverser son petit orage en offrant le tableau des tempêtes dont les puissants de la terre ont été ballottés cette chère histoire surtout est une étude bien salutaire et satisfaisante .
14 Juillet 1843 .
Voici donc mon bien aimé dont le sort est fixé . Josephine Tysenhaus l'a fort attaché par son caractère simple , ferme et doux . Chacun qui la connaît en dit un bien infini et j'ai le doux espoir que Dieu a daigné accorder à mon fils de quoi être heureux et par là même bon ; car il faudrait être déjà saint pour ne pas devenir diable en souffrance de ménage . C'est le 24 de ce mois que le couple se trouvera imparadis'd in one another's arms , comme le père Adam et sa compagne ; mais j'espère bien qu'ils ne seront jamais assez sots pour perdre leur félicité . Ma bonne Princesse , élevez votre cœur à Dieu , le priant de bénir mon cher ménage : demandez - lui que le ménage vive selon sa loi ; car à tout prendre , on ne peut être heureux que comme Dieu veut qu'on le soit , et c'est une étrange manie que de vouloir arranger le bonheur d'une autre façon . Priez bien , ma chère Princesse ; je le demande à votre amitié , et me fie bien à vos prières . J'espère aussi que vous aimerez ma poczciwa Litewka. Ne soyez pas sévère dans vos jugements . Rappelez - vous toujours que peu de femmes en savent aussi long que vous , qu'il en est peu dont la capacité puisse embrasser autant de choses et qu'en un mot votre aune n'est pas à la mesure de chacun ou plutôt de chacune .
Per nunc et semper et in saecula saeculorum - M. Potocka .
12 Novembre 1843 .
Chère Princesse , j'ai éprouvé un grand malheur depuis que nous ne nous sommes vues . Après avoir passé plus de trois mois auprès de ma pauvre mère , je ne l'avais quittée que pour aller trouver le général - gouverneur à Kieff . Cette visite m'a privée de la consolation de remplir mes derniers devoirs auprès de ma pauvre mère . Elle s'est éteinte le 11 d'octobre . Mad . Grocholcka , en m'en donnant la triste nouvelle, m'avait mandé qu'on m'attendait pour la cérémonie . On me fit attendre mon passeport près de trois jours ; puis arrivée à Winnica , je n'ai plus trouvé de cheveaux de poste jusqu'au delà de Miendryborz ; ils étaient tous pris par votre beau - père et votre belle - mère . Le Prince et la Princesse m'ont ratrappée à Miendryborz , où je les ai vus un moment . La manière lente dont j'étais forcée d'avancer ne m'a permis d'arriver à Kamienice que le lendemain de la bien triste cérémonie . Je suis restée quinze jours à ce Kamienice si douloureux pour moi ; et outre la douleur , j'y ai eu force peine et tracas . La vie est amère , ce n'est que par égoïsme que nous regrettons ceux qui la quittent ; nos cœurs trouvaient leur complaisance en eux , et c'est là ce que nous pleurons ...
Je ne suis revenue que le 7 au soir , ayant mis cinq jours en chemin , tant les routes sont détestables . Adieu , chère et bonne Princesse , priez un peu pour moi , aimez-moi et tâchez d'être heureuse pour me faire enfin trouver ce que j'ai cherché en vain jusqu'ici , et ce quelque chose , c'est un être fortuné .
Tout à vous de cœur M. P.
3 Mars 1844 .
Chère Princesse ! Iris n'était pas plus alerte que votre messager . A peine arrivé , le voilà qui repart et ne me laisse qu'un instant pour vous répondre . Ah , ma chère Princesse ! j'ai cru vous entendre en vous voyant sur ce charmant dessin ! L'âme , la pensée , l'intelligence de ma Princesse sont dans ces yeux si pleins de vie ; la finesse de son esprit s'y joue ! enfin ce sont là des yeux sur papier comme je n'en ai jamais vu que dans des têtes et surtout dans la vôtre . Le reste de la figure est frappant ( peut-être un peu moins délicat que dans la nature ) ; l'ovale du grand côté et le contour du menton est ce qui me satisfait le moins ; le tout ensemble est cependant délicieux , ravissant et la petite est parlante . Ce charmant petit tableau a reposé mes yeux de ceux que je suis condamnée à contempler .
Je trouve votre projet admirable pour la petite . L'instruction donnée par un homme a quelque chose de solide qui en bannit le désir et jusqu'à l'espoir de briller ; celle qui nous vient des gouvernantes ( race odieuse ) n'est que du vent ou de la vanité . La perle formée dans l'huitre et la perle soufflée ne diffèrent pas plus l'une de l'autre que des éducations données par un homme ou par une femme . Je crois que Cornet ferait bien votre affaire dans deux ans d'ici . Mais Marie n'aura que 7 ans . C'est bien jeune .
11 Janv . 1845 .
Ma chère , bien chère Princesse , j'ai attendu et j'attends encore un mot de réponse à ce que ma tendre amitié vous disait au moment de votre accablante douleur. La voix de mon cœur n'a-t-elle donc pas été jusqu'au vôtre ? Combien j'ai participé à ce que vous avez souffert ! Combien je participe à ce que vous souffrez et souffrirez toujours : car ces douleurs là sont celles de la vie tout entière . Il vous reste la grande consolation d'avoir à bénir la mémoire d'un père dont les tendres soins ont tout fait pour votre bonheur , pour le bonheur intérieur de l'âme et pour celui de l'existence : il a formé votre cœur , et il vous laisse le calme , le bien-être , et qui mieux est , il vous laisse le moyen de faire le bien . J'ai su tous les détails ; et cette maison de douleur que vous avez achetée et donnée à l'église .... cela m'a vivement touchée . Je vous aime , ma chère Princesse ! Vous avez le cœur noble et tendre ; laissez -moi le dire , cela m'est une jouissance .
Ah ! prions - le bien ce Dieu d'amour ! Aimons-le , aimons-le ! La foi même sans l'amour n'est rien . Que ce Dieu de bonté verse sa grâce en vous ; qu'il adoucisse votre douleur par son saint regard ! Priez - le pour tous les miens , comme je le prie pour vous , ma bien chère , bien aimée Princesse .
M.P.
29 Oct. 1845 .
C'est une sotte chose que des conversations sans lendemain . Quant aux choses dont nous avons parlé , je reconnais l'incommodité de leur inconvénient comme on reconnaît l'amertume de la rhubarbe qu'il est pourtant bon d'avaler parfois . Qu'ont à faire nos hommes dans leurs maussades campagnes ? N'ont-ils pas besoin de distraction et ne vaut-il pas mieux qu'ils la demandent aux bêtes des bois qu'à celles des salons ? Bien réellement , chère Princesse , je crois qu'il faut être un peu coulante là-dessus . Je me suis même reproché d'avoir trop été de votre avis ; mais c'est parce que j'ai des yeux de puce qui ne portent jamais que sur un point jusqu'à ce qu'on les pousse sur un autre ; je n'ai vu que l'inconvénient sans apercevoir l'avantage qui n'est peut-être pas des plus saillants , mais qui pourtant a son mérite .
Veuillez dire , je vous prie , mille et mille choses de ma part au très cher Prince que nous aimons tous beaucoup et que nous aurons toujours tant de plaisir à voir . Adieu , chère Princesse . Le vocabulaire des tendresses est usé jusqu'à la corde ; on ne sait plus comment dire aux gens qu'on les aime quand on les aime ; vaut autant se taire et vous embrasser de cœur et d'âme .
13 Décembre 1845 .
Ma très chère Princesse ! Vous m'avez paru bien triste à votre passage ici . Je ne vous en demande pas la cause ; rien ne serait plus indiscret , mais je veux que vous sachiez combien j'en suis inquiète et chagrinée . Hélas , la vie a bien des peines ; et le monde en manière de porcépic a mille traits à lancer . Voilà de quoi donner bien du mal aux gens . Je me dis souvent que les exenchanteresses de la contrée ne sauraient manquer de vous en faire beaucoup . Il est vrai que vous y prêtez suffisamment : vous êtes aimable , vous êtes jolie , et qui plus est , l'on vous trouve telle . Ce sont de ces impertinences de 24 ans dont les souvenirs de cin- quante cherchent à faire justice . Je ne vous engage pas cependant à vous amender ; l'incorrigibilité me semble des plus souhaitables en pareil cas et j'espère bien vous voir persévérer dans vos torts .
Je suis heureuse et pourtant je ne suis pas gaie . Il est en moi un fond de tristesse que je ne puis vaincre . Peut- être est - ce parce que les gazons foulés ne reprennent plus leur fraîcheur . J'achève ma vie comme avec un traître qui fait le bon enfant , mais qui d'un moment à l'autre peut faire le méchant . Ne voilà - t - il pas un aveu honteux et qui devrait m'attirer vos reproches ? Mais quand je fais tant que de me montrer , je me montre telle que je suis . Tenez - vous donc fort bonorée de cette nudité dans laquelle je me fais voir à vos beaux yeux ; car en vérité je m'enveloppe de bien des choses devant ceux des autres . Que ceci reste donc bien entre nous aussi bien que mille choses dont je vous fais part . La confiance est comme l'amour : tous deux se prostituent en passant à un troisième .
Ma très chère Princesse , votre petite est charmante ; elle m'a fort édifiée par sa sagesse , mais je crains qu'elle ne s'accoutume à lire sans attention en lisant au salon pendant que l'on cause autour d'elle . Les enfants sont si curieux qu'ils ne sauraient ne pas donner plus d'attention à ce qui se dit accidentellement près d'eux , qu'à ce que leur livre leur dira sans faute lorsqu'ils voudront l'ouvrir . Il est possible que je me trompe , je vous dis simplement la pensée qui m'est venue .
Adieu , ma chère et bonne Princesse ; j'oubliais de vous dire que je suis votre chevalier envers et contre tous . On vous en veut d'avoir trop d'esprit . Moi je vous plains de ne pouvoir le mettre en lanterne sourde ; vous le promèneriez très commodément à travers nos ténèbres et vous ne retourneriez le lumignon qu'à point nommé . Mais vaut autant en donner le conseil au soleil . Il faut donc vous résigner à tout ce que vous avez de lumière en vous et qui jaillit hors de vous. Il est fâcheux de ne savoir que faire de son esprit . On se consolerait si de le montrer n'était que tirer sa poudre aux moineaux ; mais c'est jeter ses perles aux pourceaux qui les traînent dans leur boue , les y salissant de façon à ne leur plus donner l'air que de méchants cailloux . J'entends quelquefois défigurer des mots et des pensées au point de désirer qu'ils n'eussent jamais vu le jour .
J'ai été interrompue . Je recommence pour finir . Si ma lettre vous arrive pour le nouvel an , puisse le Ciel faire de mes vœux autant de bénédictions pour vous et les vôtres . Ecrivons-nous souvent cet hiver , et prions l'une pour l'autre . On n'est heureux qu'en étant unis à Dieu ; mais ceci demande de s'élever au-dessus de terre , et l'âme humaine a bien du plomb aux talons . Il faut du moins se mettre sur la pointe des pieds lorsqu'on ne peut s'envoler bien haut sur ces deux belles ailes dont parle l'Imitation . Adieu , ma bien chère et bonne Princesse ! aimez - moi un peu , écrivez - moi et comptez à jamais sur moi .
Peczara , 19 Février 1847 .
Que Dieu bénisse votre voyage! Qu'il vous fasse trouver justice pour votre affaire et pour votre personne ! Les tribunaux des salons ne sont guère plus équitables que les autres ; il faut les savoir gagner . Vous avez ce qu'il faut pour y réussir ; mais ma bonne Princesse , promettez - moi de mettre votre esprit à médiocre dépense . Il ne faut point jeter ses perles aux pourceaux ; et rappelez - vous que dans la société , les intelligences mêmes veulent être pourceaux pour n'avoir pas trop de perles à ramasser . Savez - vous bien que le monde pardonne mieux de n'avoir pas d'esprit que d'en avoir trop . Et vous , pardonnez - moi de vous dire ce tas de balivernes , dont vous pouvez vous passer.
Vous avez donc eu Liszt à Woronince, j'en suis bien aise pour lui et pour vous . C'est un homme à connaître ; on ne peut absolument pas dire qu'il ne soit distingué jusqu ' au bout des doigts . Grand Dieu , quel artiste , quel génie , car ( sans parler de ses compositions ) , le génie seul peut rendre ainsi les compositions des autres . Il a bien de l'esprit , une belle âme ! enfin je l'ai toujours beaucoup aimé par un heureux flair que j'ai .
Adieu , ma très chère Princesse . Ecrivez-moi de Pétersbourg , et que le Ciel y veille sur vous . Je vous baise d'un de ces baisers qu'on sent être tout chargé de l'aide , du secours et de la bénédiction de Dieu .
M. P.
Peczara , 27 Mars 1847 .
C'est au hasard que je vous écris à Woronince ; ou plutôt , c'est par instinct . Quelque chose me dit que vous y êtes encore et que notre cher Liszt y jouit des bouffées de vos cigares et des puissantes élucubrations de votre esprit . S'il en est réellement ainsi , dites mille et mille tendresses de ma part à ce cher et merveilleux Liszt . Dites - lui que j'ai été heureuse , archi - heureuse de le revoir et que lui - même est en vérité plus que gentil » de m'avoir donné l'illusion d'un souvenir qu'en bonne conscience je devais nier . Force est de vous quitter , chère Princesse . On attend ma lettre . A Dieu : qu'il vous protège , mène et ramène , et qu'il garde votre jeunesse de l'ensorcellement des niaiseries , comme s'exprime mon honorable ami Salomon .
Tout Peczara vous dit mille choses .
M.
Peczara , 8 Juin 1847 .
Avez-vous arrêté une maison à Odessa ? L'espoir d'y voir le cher Liszt n'a plus laissé un coin de libre dans la ville . A propos , j'ai lu le roman de Daniel Stern . Il y a du courage à se mettre moins qu'en chemise pour montrer ses meurtrissures et nommer la main qui les a faites ( ou plutôt l'en accuser injustement ) . Mais quel nerf , quelle élévation dans la pensée et le sentiment ! Pour Nélida , la passion n'est pas de l'entraînement : c'est le vol de l'aigle , ou , si vous l'aimez mieux , le vol de l'Ange aux ailes de sublime orgueil ! Au reste ce livre contient une grande vérité : c'est qu'un homme n'aime bien et ne peut aimer longtemps que la femme qui lui est inférieure ( précieuse consolation pour tous les cas d'infidélité ) . Vous pouvez penser d'ailleurs combien cet ouvrage m'a indignée . Il est odieux de rabaisser un noble et beau caractère au niveau de ce que la vanité et le manque de sentiment ont de moins élevé ; il est encore plus odieux de le charger d'un tort dont il avait généreusement consenti à prendre les apparences , tandis que le tort était tout de l'autre côté . Tout cela m'indigne .
Adieu ma chère Princesse ! Quelle hieroglyphique écriture que la vôtre ! On y trouve des queues , des panaches , des moustaches plutôt que des lettres .
M. P.
13 Juillet 1847 .
Votre réponse au sujet de Mad . Ernest me fait de la peine , chère Princesse . Je vois que c'est un parti pris , par ce qui ne devrait jamais en prendre : par la passion . Pauvre femme ! la passion passera , l'existence détruite restera comme une tige sèche , sans fleur et sans racine . Pourquoi donc nos femmes sont - elles si faibles contre le premier vent qui souffle sur elles ? Leur vertu n'y tient pas plus que les feuilles de roses ne tiennent contre l'orage . Mais vous , tenez- vous ferme , ma chère Princesse . Vous y êtes plus obligée qu'une autre ; vous êtes plus en vue par votre esprit , le brillant de vos connaissances . Les yeux se tournent involontairement vers vous , et s'ils y voyaient quelque chose à blâmer , ce seraient des cris , des clabaudages sans fin pour les uns et mauvais exemple pour les autres . Pardonnez - moi cette petite réflexion que vous faites bien mieux que moi , puisque vous mettez la pratique à côté du précepte . Mais je prends un si vif intérêt à ce qui vous concerne , que je n'ai pu m'empêcher de vous dire à quel point votre vertu m'est chère .
Sitkowce , 24 Août 1847 .
Il me tarde d'apprendre tout ce que Constantin aura eu de joie à se retrouver avec notre cher Liszt que nous aimons si cordialement . Je puis certifier n'avoir pas été longtemps à me décider à cet amour . Mon heureux flair va plus vite en besogne que tout ce que les plus habiles ont de docte discernement . Et puis , soyez - en sûre : il est un genre de beauté physique que la nature ne donne jamais sans qu'elle y joigne la beauté morale ; aussi m'étais - je dit tout d'abord que ce beau profil florentin n'était pas là pour rien . Mad . Rose Sobanska que j'ai vue un moment m'a parlé de notre ami jak sie należy et cela m'a fait vif et doux plaisir . Dites mille choses de ma part à cette chère merveille ( Liszt s'entend et pas Mad . Sobanska ) , dites - lui que je l'aime de tout mon cœur et cela sans variation aucune depuis le bon nombre d'années que cela dure .
Peczara , 7 Mars 1848 .
On dit , chère Princesse , que vous partez pour l'étranger à la fin de ce mois-ci . Le ciel sourit à votre projet de voyage . Voici un mois de Mars fait tout exprès pour vous . L'herbe va croître sous vos pas et les fleurs s'empresseront d'embaumer votre route . C'est toujours votre étoile qui fait tout cela .
Je n'ai pas un instant de plus à vous donner . La personne qui se charge de ma lettre part à l'instant. Adieu chère Princesse . Bon voyage ! Joie et félicité, c'est là ce que je vous souhaite pour compagnons de route .
M. Potocka .